L’artiste entraîne son public dans un processus de création, avec ses temps de recherche, de réflexion, d’expérimentation, d’écriture. À travers ces étapes, il se fait passeur, initie à des techniques, sensibilise à de nouvelles formes, invite à développer une créativité, à faire avec ce qui traverse, avec ses ressentis. Bien que cette proposition doive se dégager de toute visée thérapeutique pour ne pas être dénaturée, les bénéfices de ces parcours ne sont plus à démontrer, ce sont des temps précieux où s’expriment ce qui peine parfois à se dire ailleurs, où de nouvelles relations se tissent entre patients et soignants, temps de partage différents où les uns font avec les autres, sur un même plan. Et comme pour tout un chacun, malade ou pas, l’expérience artistique se révèle porteuse d’émotion et de plaisir, invite à l’ouverture, la découverte, peut s’avérer levier et libérateur à bien des niveaux.
Au terme de cette expérience menée sur des temps plus ou moins longs, au terme de ce processus créatif, il y a une production. Pour ne pas être l’objectif premier de la proposition, car c’est sur le chemin qui y mène que se trouvent les plus beaux fruits, la création fait partie intégrante du projet. C’est en elle que prend corps le travail accompli, c’est par elle que le matériau est transformé, dépassé. C’est elle qui aimante, donne un sens, mobilise l’engagement, porte le désir. C’est à travers elle que s’épanouissent le plaisir, la fierté, c’est elle qui justifie l’effort, le risque, les doutes. Se pose alors la question de la (re)présentation publique de la création.
Où accrocher ces tableaux ? Où danser ? Où projeter ? Où jouer ?
Au sein des institutions bien sûr, on suspendra les œuvres à l’accueil, dans les couloirs, on poussera les chaises d’une salle pour ménager un espace scénique, on trouvera un écran, on conviera les familles à ces temps d’émergence.
Mais si l’on a fait appel à un artiste, c’est parce qu’on a souhaité donner une autre dimension au projet. On l’a choisi pour qu’il soit là pour ce qu’il est, ni soignant, ni animateur, avec la force de qu’il porte, pour sa capacité à transcender. On l’a choisi pour sortir de la maladie, de l’hôpital, de la stigmatisation. La présentation doit alors être en cohérence avec cette volonté, on a envie de pouvoir aller jusqu’au bout. Hors les murs.
Mais pour avoir participé à un projet artistique, pour s’être engagé dans un processus de création, pour avoir contribué à la réalisation d’une œuvre, soignants et patients n’en restent pas moins des amateurs. Et ce n’est pas leur faire offense que de dire que leur production n’a pas les mêmes qualités et la même histoire que celle d’un artiste qui maîtrise une technique (tout n’est pas question d’inspiration !), qui s’inscrit dans une démarche au long cours faite de réflexion et de dialogue avec le monde.
La création a-t-elle alors sa place dans un lieu d’art et de culture réservé à une production professionnelle d’exigence ?
Pourquoi pas. Mais dans un certain cadre. Une production amateur n’y sera pas programmée au même titre qu’une création classique. C’est légitime. Elle y entrera à travers les missions d’une structure conventionnée auprès de publics spécifiques. Mais bien souvent, un cartel en début d’exposition, quelques lignes sur une feuille de salle ne manqueront pas de rappeler ce cadre, et le nom du service, de l’institution partenaire primera sur le nom des auteurs.
Ce n’est pas le statut d’amateur, de celui qui aime avec enthousiasme qui est mentionné. C’est celui de patient. Hors les murs, soit.
Il ne suffit donc pas de sortir pour ne plus être enfermé. Pour laisser derrière soi la pathologie, pour ne plus y réduire un homme qui est alors un malade, pour ne pas le stigmatiser et biaiser d’emblée un regard, il faut avoir cela en tête. Pour aller jusqu’au bout.
L’équipe du GHU Paris Psychiatrie et neuroscience Sainte Anne, pôle 5e, 6e et 7e arrondissements est allée jusqu’au bout. En collaboration avec la Maison Victor Hugo, elle propose jusqu’au 5 juin prochain une exposition baptisée Regards à partir des collections des musées de la ville de Paris, de la Bibliothèque historique de la ville de Paris et du Fonds d’art contemporain – Paris Collections.
Il ne s’agit donc pas là d’un partenariat avec un artiste, mais bien avec des professionnels de l’art, et une exposition peut être considérée acte de création : choix des œuvres, façon de les présenter, propos et vision défendus. C’est tout un récit qui se fait à travers la singularité de chaque tableau, photo, statue, et ce récit est ici particulièrement affirmé et il n’est pas difficile d’’imaginer qu’il est issu d’un long travail d’élaboration collectif.
Si le projet revendique son statut d’amateur « L’exposition Regards a été conçue par Lucienne Forest, commissaire non spécialiste » à aucun moments patients et services ne sont mis en avant, ils sont juste discrètement cités dans le panneau mentionnant les crédits du projet où apparaissent parmi tant d’autres « les usagers et les soignants du GHU ».
Soumis à toutes les subjectivités qui font un regard, dans cette proposition qui s’attache si justement à elles et à lui, le visiteur évite ainsi la pire, celle de la stigmatisation réductrice. Il pourra alors se laisser à la réflexion à laquelle invite l’exposition, aller à la découverte d’œuvres choisies avec pertinence en s’immergeant dans une scénographie particulièrement heureuse.
En les citant ici nous ne respectons pas la volonté du GHU et nous espérons qu’on ne nous en tiendra pas rigueur. Mais la réussite de la démarche méritait nous semble-t-il qu’elle soit partagée avec ceux qui sont confrontées aux mêmes problématiques. L’expérience est inspirante. On demandera juste au lecteur de ne pas divulguer plus au-delà un secret si bien gardé.
Un article de Sophie-Anne Réquillart, aujourd’hui adjointe de la directrice du Copes, et administratrice et chargée de production dans des compagnies de danse et de théâtre pendant 15 ans.