Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias et Aude Kerivel, docteure en sociologie, directrice du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques et des innovations.
Un mercredi après-midi de septembre, dans un square pour enfants du 18ème arrondissement de Paris (dans un quartier plutôt mixte socialement), avec mon fils de 5 ans, mon regard, avec mes lunettes de sociologue, se pose sur le bac à sable. Des enfants, filles et garçons, entre zéro et six ans, font des pâtés de sable. Les plus jeunes jouent côté à côté, interagissant entre eux en s’emparant d’une pelle ou d’un cornet à glace en plastique, ce qui donne souvent lieu à des pleurs et des cris. Des petits groupes de filles ou de garçons coopèrent autour de jeux. Lorsqu’un « grand garçon » de 5 ans arrive dans le bac à sable, poussant un plus petit, à peine ai-je détourné le regard, qu’une dizaine de petits garçons, entre 3 et 5 ans « jouent » à la bagarre. Les échanges sont vifs, et je me rends compte que « les petits » et les filles ont déserté le bac à sable. Parfois d’elles-mêmes ou d’eux-mêmes, parfois après y avoir été invités. J’entends par là un « Viens ma puce, tu vas te prendre un coup ». Un des petits garçons lance à un autre qui regarde la bagarre sans y participer : « tu es un garçon-fille toi ». Le bac à sable est devenu territoire des garçons et espace d’affrontement physique. Mais surtout, je me rends compte qu’aucun adulte n’intervient pour stopper ces jeux violents, ces « jeux de garçons ».
Sylvie Ayral, introduit son ouvrage Pour en finir avec la violence des garçons par ce qu’elle appelle « les chiffres chocs de la virilité » : 96,5 % de la population pénitentiaire est masculine, 83,6 % des auteurs de crimes conjugaux sont des hommes, 94 % des tués en deux roues sont des hommes.[3] Quel rapport avec cette scène anodine de bac à sable ? Continuons de dérouler le constat : 85 % des jeunes en Centre éducatif fermé sont des garçons[4] et presque 90 % des enfants sanctionnés au collège, « pour violence sur autrui » sont des garçons[5]. Comme le rappelle Sylvie Ayral, beaucoup de garçons « sages et doux » ne se reconnaissent pas dans des comportements masculins stéréotypés, qui rappelle-t-elle à juste titre « invalident d’emblée les explications essentialistes ». Mais ces garçons « en dehors de la norme » ou « garçons-filles » pour reprendre l’expression de ce petit garçon du parc, sont aussi davantage représentés parmi les élèves harcelés[6].
Mais revenons à ce parc de jeux, et mettons maintenant les lunettes de la « géographie du genre » que nous empruntons à Yves Raibaud et Edith Maruejouls. Ces géographes observent que « les filles n’occupent pas ou très peu d’espace » et sont reléguées à 10% de la cour de récréation (de l’école ou du centre de loisir), le foot occupant 90% de l’espace disponible[7]. Tous leurs mouvements, déplacements et activités s’en trouvent, de ce fait, restreints. En fait, la « géographie scolaire du genre »[8] rend visible cette socialisation masculine fondée sur une virilité « extravertie » qui appelle à ne pas se restreindre dans ses mouvements (dans la logique de produire des garçons sportifs, forts et puissants) et à s’affirmer en prenant de l’espace. La socialisation des filles les pousse au contraire vers des activités calmes, « moins physiques, plus discrètes, et qui les cantonnent en périphérie de cette cour de récréation, au centre de laquelle elles n'osent plus se risquer, prendre place, occuper l'espace »[9]
Un vendredi, de retour dans ce parc à jeux du 18ème arrondissement. Il est 16H30. Après avoir joué avec Lou et Anna à la balançoire, mon fils retrouve Joseph, Wallid, Solal. Les six enfants sont à l’école maternelle ensemble, dans la même classe. Mais seuls les garçons sortent de l’espace de jeu pour explorer ce qu’ils nomment « La forêt des mille peurs ». Je rappelle que nous sommes dans un square parisien du 18ème arrondissement, il s’agit de quelques arbres sur les hauteurs du parc fermé, mais où en effet, les enfants sont, pendant quelques minutes, peu visibles des parents ou autres adultes qui les accompagnent. Aucune fille dans cet espace qui est perçu comme un espace « pas tout à fait autorisé », ou peut-être un petit peu moins « sécurisé ». Lou (4 ans) dira à sa maman que de toute façon « les garçons c’est plus fort que les filles ». Alors bien sûr, il y a quelques filles qui parfois « transgressent » mais elles sont davantage arrêtées. Les parents, anticipant les futurs risques encourus par les filles, ont tout intérêt à les socialiser précocement au fait de ne pas se promener dans des espaces où elles pourraient être en danger. Mais si l’on est attentif, on observe que peu de filles cherchent à s’aventurer dans cette petite forêt. Les travaux sur la socialisation primaire, centrale dans la construction de genre prend alors tout son sens. Anne Dafflon Novelle observe le rôle de ce qu’elle nomme les « agents périphériques de socialisation »[10] (vêtements, jouets, livres, émissions, publicité, internet, etc.) sur la socialisation genrée. Les voitures, camions ou véhicules téléguidés et jeux de construction qui favorisent « la mobilité, la manipulation, l’invention et le goût de l’aventure » continuent d’être destinés et offerts aux garçons, alors que les filles se voient plus souvent offrir des poupées et des déguisements de princesses. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des petites filles au parc vêtues de robes de princesse et coiffées de couronnes, qui entrave également les corps et les mouvements et donc la possibilité d’escalader la butte qui mène à « la forêt des mille peurs ».
Contrairement au temps de classe, où la mixité de sexe est imposée et régulée, les temps libres se caractérisent par « l’activation des stéréotypes de genre. »[11] Le libre choix entraîne le regroupement des filles d’un côté et des garçons de l’autre. Dès six ans et demi, les enfants passent onze fois plus de temps à jouer avec leurs pairs qu’avec des camarades du sexe opposé.[12]. La déconstruction des stéréotypes de genre nécessite une action volontariste, qui vise les garçons, et les filles (et pas uniquement les filles, comme c’est souvent le cas des politiques d’égalité). Comme le montrent Edith Maruéjouls et Yves Raibaud[13], proposer des infrastructures non genrées : mur d’escalade plutôt que terrain de foot, est indispensable à la déconstruction des stéréotypes de genre. Il s’agit aussi, pour reprendre les propos d’Yves Raibaud[14], de valoriser dans toutes les interactions « les milieux » : soit « les garçons doux et les filles audacieuses » qui dénotent avec les stéréotypes féminins et masculins imprégnés de rapports de domination.
Retournons une dernière fois au parc, avec les lunettes du genre, et concentrons-nous sur l’araignée (filet de pyramide en corde solide permettant aux enfants d’escalader.) Il y a une règle indispensable à suivre pour espérer monter : être constamment appuyé sur trois appuis (ou deux au moins). Le jeu n’est plus libre, l’infrastructure se fait intervention, « agents périphériques de socialisation ». C’est d’ailleurs l’espace du parc où filles et garçons sont équitablement représentés. Lou et Shiem, 4 et 5 ans grimpent avec habileté jusqu’en haut de l’araignée tandis que Solal semble en difficulté, et commence à pleurer. « Attends je viens t’aider » propose Lou à Solal en lui tendant la main. Je regarde mon fils bloqué sur l’araignée, « regarde la technique de Lou, ne t’inquiète pas, elle va te montrer ! Bravo Lou ! » INTERVENTIONNISTE c’est bien cela ?
[1] Cet article a été écris grâce à une revue de littérature réalisée par Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias.
[2] Ce sous-titre est emprunté à Sylvie Ayral, en référence avec son ouvrage : La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, 2011, PUF.
[3] Ayral Sylvie et Raibaud Yves. 2017. Pour en finir avec la fabrique des garçons, Vol.1 A l’école, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, p.16.
[4] Drees, publication des résultats détaillés de l’enquête auprès des établissements et services de la protection de l’enfance (ES-PE) 2017.
[5] Ayral Sylvie, 2011, La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège, 2011, PUF.
[6] Debarbieux Eric, Alessandrin Arnaud, Dagorn Johanna et Gaillard Olivia, 2018, Les violences sexistes à l’école. Une oppression viriliste. Observatoire européen de la violence à l’école. 2018.
[7] Maruéjouls Edith, 2024, Animer l’égalité dans la cours d’école : enjeux et perspectives de l’intervention périscolaire, Les cahiers de l’Action, 2024, n 62, pp. 61-68
[8] Ibid
[9] Chapuis Amandine, « L'espace pour appréhender les inégalités filles-garçons dans la cour de récréation. Réflexions autour d'une formation d'enseignant.e.s », Genre Éducation Formation [En ligne], 4 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020
[10] Dafflon-Novelle Anne, 2006, Filles-garçons : socialisation différenciée ? Grenoble : PUG.
[11] Raibaud Yves, Bacou Magalie. Mixité dans les activités de loisir : la question du genre dans le champ de l’animation. Introduction. Agora débats/jeunesses, 2011, 59, pp.54-63.
[12] Guionnet Christine et Neveu Erik, 2021, Féminins/Masculins sociologie du genre, Troisième édition, Armand Colin.
[13] Maruéjouls Edith. Raibaud Yves, Filles/garçons : l’offre de loisirs- asymétrie des sexes, décrochage des filles et renforcement des stéréotypes Diversité, 2011, 167 pp. 86-92
[14] Raibaud Yves., 2014, Sport, culture, loisirs : ces autres lieux de production et de consolidation de l’identité masculine, in Ayral Sylvie, Raibaud Yves. Pour en finir avec la fabrique des garçons, volume 2, éd. MSHA p. 9-25.
👉Un article de Ariane Benoliel, doctorante au Centre d’analyse et de recherche Interdisciplinaire sur les médias et Aude Kerivel, docteure en sociologie, directrice du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques et des innovations
pour l'association Cerep-Phymentin, le 23 octobre 2024
Tara-Lou Iftène (étudiante en Master EHESS et stagiaire au LEPPI) et Aude Kerivel (directrice du LEPPI)
Alors que depuis près d’une quinzaine d’années, la lutte contre le harcèlement à l’école est devenue un sujet majeur pour l’Éducation nationale, une modalité d’action a été récemment présentée comme particulièrement pertinente : l’éducation à l’empathie. Un mois après le lancement expérimental de cours d’empathie en janvier 2024 dans plus de 1000 écoles et 2 collèges, l’empathie est présentée comme un axe fort de la circulaire de février 2024[1]. Comment cette modalité de lutte contre le harcèlement s’est-elle imposée en France ? Qu’est-ce que l’empathie ? Une compétence ? Une émotion ? Est-il possible d’éduquer à l’empathie ? À quoi peuvent ressembler des cours d’empathie ? Telles sont les questions suscitées par l’adoption de ce moyen, présenté comme une solution pour faire baisser les situations de harcèlement. Après une tentative de définition de la notion, nous reviendrons sur son apparition dans le champ de la lutte contre le harcèlement puis interrogerons les différentes contradictions que la notion et son utilisation soulèvent.
Empathie : Le concept trouve son origine en Allemagne, en 1873, sous la plume du spécialiste d’esthétique Robert Vischer, qui emploie le terme d’Einfühlung pour qualifier l’expérience de « ressentir à l’intérieur » ce que nous regardons. Avec les philosophes et psychologues allemands de la fin du XIXe siècle et les travaux de Lipps ou Titchener), l’empathie se substitue à la sympathie pour désigner notre capacité à se mettre à la place d’un autre et partager sa souffrance. « Souffrir ensemble » dans la pratique d’une activité physique et sportive, tel est le point de départ du psychologue et sociologue Omar Zanna, dans son analyse réflexive sur la pratique de la boxe avec des mineurs délinquants[2].
Le concept chemine à travers la théorie esthétique, la philosophie, la psychanalyse, les neurosciences, la sociologie et l’anthropologie… Il serait difficile de trouver une définition sur laquelle toutes les disciplines pourraient s’aligner. Les recherches actuelles reconnaissent trois composantes à l’empathie. L’empathie émotionnelle, innée, nous permet d’identifier/ressentir l’émotion des autres (on parle aussi de contagion affective) sans s’y confondre, « une résonance sans perte de distance. » L’empathie cognitive est présentée comme permettant la régulation de l’empathie émotionnelle et l’empathie mature permettrait de comprendre l’autre et se mettre émotionnellement à sa place[3].
À quel moment l’empathie - qui d’ailleurs n’est pas toujours présentée comme « morale » (lorsqu’elle altère le jugement objectif et que l’on empathise qu’avec nos semblables)[4] - est-elle mise en avant comme un moyen de lutter contre le harcèlement à l’école ?
Depuis 2010, la lutte contre le harcèlement est devenue un enjeu important des politiques publiques. Après une première période visant à comprendre, caractériser et comptabiliser les situations de harcèlement, marquée par les rapports d’Éric Debarbieux et les premières enquêtes de victimation, les constats appellent à l’action. Des programmes sont d’abord expérimentés dans une logique de bottom-up. Médiateur social dans l’école, éducation à l’empathie par le corps, apprentissage de la communication non violente sont expérimentés dans différents établissements dès 2011, puis la préoccupation partagée ou les dispositifs d’ambassadeurs en 2017 et 2018. Entre-temps, le gouvernement renforce la législation et l’application du délit de harcèlement au cadre scolaire et met en place un numéro vert national. Alors que, jusqu’alors, les établissements qui s’engageaient dans un programme de lutte contre le harcèlement avaient la possibilité de choisir les moyens d’action, à partir de 2022, la mise en place « d’ambassadeurs » dans le cadre du programme pHARe (plan de prévention du harcèlement à destination des écoles, des collèges et des lycées) puis les « cours d’empathie » marquent un tournant dans la politique d’État de lutte contre le harcèlement. L’empathie figurait déjà dans la liste des Compétences psychosociales (CPS) introduite dans les cours d’enseignement moral et civique en 2015, mais à partir de 2023, la notion est présentée comme un moyen efficace de lutter contre le harcèlement à l’école. En janvier 2024, un kit pédagogique pour les séances d’empathie à l’école, préfacé par Gabriel Attal, détaille des activités « pour apprendre à s’autoévaluer positivement, accroître sa connaissance des émotions et communiquer de façon empathique. » L’éducation à l’empathie marque donc une tentative d’opérationnalisation d’un concept et l’affirmation d’un moyen reconnu permettant de lutter contre le harcèlement.
À l’heure où la communication se doit d’être simple, ici elle a le mérite de se résumer en un mot, mais les expérimentations qui ont porté leurs fruits se limitent-elles à quatre ateliers d’empathie en direction des élèves ? La méthode danoise Fri For Mobberi[5], « libéré du harcèlement », que Gabriel Attal souhaite répliquer en France, fonctionne justement sur la création d’une dynamique de groupe bienveillante, au sein de laquelle chaque enfant peut s’exprimer et être entendu avec bienveillance et respect. Principe au cœur du Jeu des Trois Figures de Serge Tisseron[6]. Par-là, il s’agit d’apprendre à nommer les émotions, les exprimer et les gérer. En fin d’article, il pose toutefois une importante mise en garde : le sentiment d’empathie ne peut pas être du seul ressort de l’individu : il doit « être partagé par une communauté ». Le contexte scolaire français est-il empathique ? Les notations ? Le système de relégation dans des filières repérées étant comme dévalorisées ? Dans l’expérimentation française d’éducation à l’empathie par le corps, portée par Omar Zanna et son équipe de la filière STAPS de l’université, les enseignants sont, eux-mêmes, formés à l’empathie et prennent conscience, par exemple, de la difficulté pour un enfant d’être interrogé seul au tableau par exemple. Cette expérimentation montre que la baisse des situations de harcèlement est permise par une cohésion de groupe et des valeurs de respect et d’entraide permises par des pratiques physiques et corporelles (inspirées d’exercices sportifs et théâtraux). En bref, il s’agit d’éprouver « l’empathie par le corps » en action pour se sentir appartenir à un collectif classe, école[7]. Cohésion, collectif, groupe, entraide : des mots peu présents dans les directives ministérielles qui pourtant sont au cœur des actions de terrain, portées par les enseignants eux-mêmes ou par les mouvements d’éducation populaire qui interviennent dans les établissements. Alors pour revenir à l’empathie ? Elle peut être un objectif, mais qui ne peut pas se réduire à la transmission de sa définition qui viserait seulement les élèves. En faisant l’hypothèse que l’empathie s’éprouve dans des expériences collectives où chacun a sa place. Reste à savoir si elle est compatible avec les exigences d'un système scolaire qui valorise souvent la réussite individuelle, au détriment de celle du collectif ?
[1] Circulaire du 2-2-2024 : Lutter contre le harcèlement à l’école, une priorité absolue.
[2] Zanna O. (2010). Restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants. Paris : Collection Enfance. Dunod.
[3] ZAnna O. (2015) « Apprendre par corps l’empathie à l’école : tout un programme ? », Recherches en éducation [En ligne], 21 |
[4] Cowell, JM. Decety . “Friends or foes: Is empathy necessary for moral behavior?”, Perspectives on Psychological Science, 9, 5, p. 525-537. Disponible sur : https://doi.org/10.1177/1745691614545130
[5] Programme développé en 2005 au Danemark.
[6] Serge Tisseron : https://www.cerep-phymentin.org/Etablissements/Sanitaires/Hopital_de_jour_Centre_Andre_Boulloche/7950
[7] Kerivel A.(2015). De l’empathie pour lutter contre le harcèlement à l’école, Rapport d’évaluation de l’expérimentation portée par Omar Zanna. Paris : Rapport du FEJ. https://orbilu.uni.lu/bitstream/10993/22939/1/RF_EVA_APSCO4_12.pdf
👉Un article de Tara-Lou Iftène et Aude Kerivel (LEPPI) pour l'association Cerep-Phymentin, le 24 mai 2024
Les sociologues s’intéressent à tout ce qui n’est pas inné, à tout ce qui s'acquiert au cours du processus de socialisation. On naît, on grandit, on évolue dans des environnements sociaux faits de normes que l’on intériorise. On naît avec un sexe féminin ou masculin, mais le genre féminin ou masculin, les attributs dits féminins ou masculins sont socialement construits. En habillant différemment les petits bébés filles ou les petits bébés garçons, en leur offrant des jouets différents, on leur transmet une identité genrée. En disant d’un bébé garçon qu’il est costaud et d’une petite bébé fille qu’elle est mignonne, en interprétant plus souvent les pleurs du premier comme de la colère et de la seconde comme de la tristesse, on transmet des attributs qu’une société associe à une identité genrée. Précisons que ces observations ont été faites par une sociologue contemporaine (Marie Duru-Bellat, dans L’école des filles) et que toutes les familles qui ont été observées s’accordent à dire qu’elles éduquent leur fille de la même manière que leur garçon. Dans ce que l’on transmet, il y a ce que l’on transmet de manière consciente, « l’éducation » : on transmet des valeurs, des normes qui sont jugées être les bonnes, celles à transmettre pour bien grandir, comme « être poli », « être autonome ». Et il y a tout ce qu’on n’a pas nécessairement envie de transmettre, mais que l’on transmet malgré nous. Ainsi, un récent ouvrage, « Matheuses » (co-écrit par Clémence Perronet) observe que les rares filles qui ont « la bosse des mathématiques » sont celles dont la mère a fait une filière scientifique ou manie les chiffres dans le cadre de son métier. À l’inverse, on peut imaginer que toutes les autres mères aimeraient beaucoup que leur fille excelle en mathématiques, mais en se dévalorisant elles-mêmes dans cette filière, elles transmettent l’idée (qui est corroborée en dehors de la famille) que les mathématiques seraient plutôt l’affaire des garçons. Bernard Lahire, dans ses portraits de familles, fait le même constat : les parents qui valorisent l’école, mais qui se dévalorisent vis-à-vis de l’école, transmettent cette dévalorisation à leurs enfants. On ne transmet donc pas tout ce que l’on veut ! C’est Vincent de Gaulejac qui en donne l’exemple le plus flagrant lorsqu’il observe la transmission des secrets de familles, soit des non-dits et des silences. Donc, on transmet ce que l’on ne souhaite pas transmettre. Mais on transmet aussi tout ce que l’on souhaite transmettre, en faisant, en interagissant, en expliquant. Les sociologues (à commencer par Berger et Luckmann) s’accordent à distinguer la socialisation primaire (qui s’effectue dans les premières années de la vie, dans la famille, à l’école, dans les lieux de placement) de la socialisation secondaire qui se réalise dans la sphère professionnelle, le monde associatif et les cercles amicaux, politiques… La première étant fondatrice, il n’en demeure pas moins que la transmission se fait tout au long de la vie. Ce qui se transmet au cours de la socialisation familiale est donc constitué de principes éducatifs propres à chaque famille qui évoluent dans un milieu social et plus généralement dans une société donnée, et de tout ce qui fait la famille, des places des différents membres de la famille, des interactions, des habitudes. Les emplois occupés, les pratiques de loisirs, les vêtements portés, le mobilier du lieu d’habitation, chaque détail pensé ou reproduit « naturellement » (tellement intériorisé que cela devient naturel) se transmettent. La routine, les habitudes familiales qui se reproduisent quotidiennement jusqu’à devenir automatiques, « naturelles ».
L’histoire familiale se transmet, elle est racontée, décrite. Des objets, des photos, des films, mais aussi des lieux (maison, lieux de vacances) sont les supports de cette transmission. De l’enfant que nous étions, nous avons des souvenirs, qui le plus souvent nous ont été racontés, re-racontés, par nos parents, nos frères et sœurs, nos grands-parents, des faits aux anecdotes, liés parfois à la grande Histoire. Les faits sont nécessairement racontés de manière subjective ; ce sont des interprétations, puis des interprétations d’interprétations. Lorsque les enfants sont placés, des morceaux d’histoires font défaut. Dans les enquêtes rétrospectives réalisées auprès d’adultes ayant été anciennement placés, ce sont très souvent les frères et sœurs qui sont garants d’une histoire familiale, parfois témoins de l’histoire d’avant le placement, mais surtout témoins de l’histoire de la fratrie placée. Des événements, des affinités, des expériences, des particularités ou anecdotes de l’enfance et de l’adolescence sont remémorés au gré des rencontres. Les frères et sœurs sont souvent les seules personnes qui étaient là hier et qui sont là aujourd’hui, pour se remémorer. Un constat qui peut nous interroger, à l’heure où, dans certains départements, 60 % des enfants confiés, ayant des frères et sœurs, ne sont pas placés dans le même lieu d’accueil, par manque de place, la plupart du temps. En dehors de cette fratrie, il y a les dossiers : ceux de l’ASE, souvent remplis de sigles, de comptes rendus. Il y a les informations transmises et celles qui ne le sont pas, des informations administratives : rapport d’audience, rapport des AS, de l’éducateur référent, diagnostic MDP parfois. Parfois des manques liés souvent aux « déplacements », aux passages d’un lieu de placement à un autre. Avec ces déplacements, les histoires se perdent, les habitudes changent, et la transmission peut avoir du mal à se faire. L’histoire aussi peut avoir du mal à se transmettre, lorsque les témoins changent, lorsque les endroits changent, et qu’il n’y a parfois pas de photos pour se remémorer des lieux habités, des personnes rencontrées.
En rencontrant des enfants confiés et leurs assistants familiaux, ou leurs éducateurs, veilleurs de nuit, maîtresses de maison, on se rend compte, par bribes, de ce qui est transmis. Si Charly aime le rugby, c’est parce que son éducateur Antony en fait aussi. Léa aime dessiner et faire de la randonnée, avec son assistante familiale. La manière de cuire le riz, Jeff la tient de sa maîtresse de maison. Si Ethan, Mona et Syem aiment les mangas, c’est parce que Mohamed, leur éducateur, ne lit que cela. En réalisant des enquêtes rétrospectives avec des adultes ayant été confiés dans leur enfance, et lorsque le parcours de placement n’a pas été fait de déplacements et de ruptures qu’ils ont voulu oublier à tout prix, ils racontent ces petites choses qui leur ont été transmises et qu’ils souhaitent transmettre à leur enfant. La maternité ou la paternité ravive des souvenirs parfois oubliés. « Manger des fruits », « être à l’heure », des détails qui paraissent insignifiants. « Je vous attends depuis 30 minutes, j’étais en avance, avec mon éducatrice, on était toujours en avance d’au moins une demi-heure », c’est ainsi que commence ce rendez-vous avec Christophe, 40 ans, qui a passé les 18 premières années de sa vie en village d’enfants que je rencontre pour un entretien.
👉Aude Kerivel, le 20 mars 2024, pour l’association Cerep-Phymentin