Empathie et Jeu des Trois Figures

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Un article de Marie-Noëlle Clément, psychiatre, directrice de l’Hôpital de Jour pour enfants André Boulloche, membre fondatrice des Petits Laboratoires d’Empathie et de Serge Tisseron, psychiatre, président fondateur des Petits Laboratoires d’Empathie (PLEM), auteur de « L’empathie » (coll. Que sais-Je, PUF, 2024)

L’empathie est aujourd’hui au cœur de nombreux débats, à commencer par la place à lui donner dans le cadre scolaire. Le ministère de l’Education nationale a même évoqué la mise en place de « cours d’empathie ». Mais que faut-il entendre par cette expression ? Quelle place l’empathie peut-elle jouer dans la lutte contre le harcèlement et la violence ? Et comment l’encourager, en famille, à l’école et dans les institutions pour enfants et pour adolescents ?
A travers les différents programmes proposés, nous verrons qu’il s’agit moins « d’enseigner » l’empathie que de permettre aux enfants de la développer à travers une dynamique de groupe qui invite chacun à s’exprimer dans le respect mutuel et la curiosité d’autrui.

Mais levons d’abord une ambiguïté. L’empathie et les compétences psycho-sociales sont parfois confondues, alors que ces mots désignent des choses différentes[1]. L’empathie est une construction mentale destinée à nous donner une représentation des émotions et des pensées d’autrui. Elle fait intervenir de nombreuses aptitudes qui apparaissent au cours de la croissance de l’enfant. Les compétences psychosociales, elles, résultent de l’adaptation des compétences empathiques aux attentes et aux particularités d’un environnement. Elles sont en quelque sorte la façon dont les aptitudes empathiques sont mises au service de la socialisation dans une culture donnée.

1. L’empathie, une construction mentale

Il est admis aujourd’hui que l’empathie associe quatre composantes :

  1. L’empathie émotionnelle, qui se développe dès les premiers mois de la vie, permet de comprendre valablement les états émotionnels des autres et les siens propres.
  2. Le souci de l’autre, qui commence à se manifester dès deux ans, incite à se préoccuper de la détresse et des besoins d’autrui.
  3. L’empathie cognitive, qui se développe à partir de 3-4 ans, permet de comprendre que l’autre a une vie mentale différente de la mienne et de prendre en compte ses paramètres à la fois culturels et individuels.
  4. Enfin, le bon usage de ces compétences suppose d’être capable de réguler ses émotions et de les orienter selon des objectifs précis.

Ces quatre composantes interviennent également dans ce que l’on appelle « l’auto-empathie » :

  1. L'empathie émotionnelle pour soi consiste à percevoir ses propres émotions sans se tromper.
  2. Le souci de soi consiste à veiller à sa santé et à son bien-être.
  3. L'empathie cognitive pour soi permet de les rapporter à leurs véritables causes sans se les cacher.
  4. Et le contrôle des émotions permet d'accepter une multiplicité de points de vue à l'intérieur de soi.

Ces diverses composantes de l’empathie sont évidemment en interaction permanente les unes avec les autres et s’influencent mutuellement. Mais de tous ces facteurs, le plus important semble être le contrôle des émotions. Il permet à une personne de gérer la durée et l’intensité des émotions qu’elle éprouve. Elle court moins le risque d’être débordée par l’excitation émotionnelle et peut adopter intentionnellement, et plus seulement intellectuellement, le point de vue d’autrui. Cela facilite des comportements d’aide à son égard. Il a d’ailleurs été montré que le contrôle des émotions est corrélé positivement avec le souci de l’autre et la capacité de manifestations empathique[2].

2. Les compétences psychosociales

Elles correspondent à la façon dont les compétences empathiques acquises au cours du développement sont mises à contribution dans la vie sociale en lien avec les règles qui structurent chaque groupe humain. C’est ainsi que certaines compétences empathiques peuvent être écartées de la construction des compétences psychosociales tandis que d’autres, comme l’empathie cognitive, peuvent recevoir un encouragement considérable. Dans une société à visée humaniste comme la nôtre, il s’agit d’utiliser nos empathies émotionnelle et cognitive dans le sens d’un bien vivre ensemble plutôt que d’une manipulation d'autrui. Cela nécessite d’y inclure la dimension de la réciprocité, autrement dit d’accepter que l’autre s’estime autant que je m’estime moi-même, qu'il puisse aimer et être aimé exactement de la même façon que moi, et qu'il bénéficie des mêmes droits[3]. Axel Honneth appelle cela la « reconnaissance ». Ce qualificatif présente l’avantage de placer la réciprocité au centre du processus : il n'y a en effet de reconnaissance complète que réciproque et elle implique l’acceptation de la liberté de l’autre… avec l’inquiétude que cela peut parfois susciter. Si l’empathie émotionnelle et l’empathie cognitive sont aux origines de la vie sociale, seule l’empathie morale fonde une éthique exigeant pour tout homme le respect de ses droits fondamentaux. Cela nécessite d’accepter l’idée que l’autre puisse lui aussi se mettre à ma place, qu’il ressente ce que je ressens et qu’il comprenne ce que je pense[4]. L’introduction de la réciprocité dans l’empathie constitue une puissante motivation en faveur de la justice[5]. Là encore, il s’agit d’une capacité qui doit être stimulée et encouragée pour s’installer de façon durable.

3. Récentes mesures gouvernementales et « cours d’empathie »

Dans sa préoccupation de lutte contre le harcèlement scolaire, le gouvernement a pu annoncer la mise en place de « cours d’empathie », terme qui prête à une grande confusion. Car si l’empathie peut s’apprendre, elle ne s’enseigne pas. C’est donc au travers de dispositifs spécifiques et groupaux que l’encouragement à développer cette aptitude peut se faire, et non par une forme d’enseignement descendant.

Depuis décembre 2023, l’Education nationale encourage trois programmes dont l’efficacité sur les compétences empathiques est reconnue, et qui nécessitent chacun une formation spécifique :

  1. la méthode Fri For Mobberi, utilisée au Danemark depuis une vingtaine d’années, et qui s’adresse aux plus jeunes
  2. les ateliers philo, dont il existe de très nombreuses variantes
  3. et le Jeu des 3 figures (J3F) [6] , créé par Serge Tisseron en 2006 avec un triple objectif : contribuer à un climat scolaire serein, lutter contre la violence et le harcèlement, et favoriser une approche innovante de la transmission des savoirs. Il concerne tous les âges, de la maternelle au lycée, avec des principes communs et des protocoles différents.

Parallèlement à ces préconisations, la DGESCO (Direction Générale de l’Enseignement Scolaire) a produit un « kit d’empathie » largement diffusé dans toutes les écoles de France. Il ne nécessite aucune formation particulière et n’a pas encore été validé.

4. Le J3F, les enfants et les enseignants

Le J3F est une méthode inspirée du jeu théâtral centrée sur les figures de l’agresseur, de la victime et du tiers, celui-ci pouvant être simple témoin, redresseur de tort ou sauveteur. Il a d’abord été développé dans le premier cycle, puis étendu au deuxième et au troisième cycle, et depuis quelques années aux collèges (cycle 4) et aux lycées sous l’intitulé « Ateliers des Trois Figures ».
Il a été montré par de nombreux retours de terrain recueillis depuis 2006 que le J3F renforce les compétences langagières, développe l’expression de chacun dans le respect mutuel, favorise le contrôle des émotions et développe une culture commune qui contribue à un climat scolaire serein[7].Pour ce qui concernent le cycle1 et le cycle 3, il a fait l’objet d’une validation universitaire quantitative[8].

Si le J3F profite largement aux enfants, il est aussi très utile aux enseignants[9]. En effet, beaucoup d’entre eux ne savent pas comment changer leurs habitudes pour développer des pratiques pédagogiques innovantes. Le J3F pratiqué chaque semaine permet de réaliser cette transition de façon douce : les enseignants y découvrent qu'ils peuvent fonctionner de manière moins énergivore et surtout avec plus de plaisir quand ils commencent à laisser les enfants s’auto organiser. Ils se rendent attentifs aux effets de groupe et découvrent que les enfants mettent en place entre eux des processus de régulation. Cela leur permet souvent d’envisager leur gestion de classe différemment, en laissant plus de place aux activités collectives et au tutorat entre élèves.

5. Le J3F et les enfants atteints de troubles du spectre autistique

Dans la mesure où la question de l’empathie occupe une place centrale chez les enfants atteints de troubles du spectre autistique, il nous a paru intéressant d’étudier l’application du J3F à cette population spécifique, tout d’abord dans des classes spécialisées de l’Education nationale, puis dans un hôpital de jour pour enfants. C’est ainsi qu’il a été mis en place au Centre André Boulloche en 2012, et qu’une étude qualitative de ses résultats a été menée en 2014-2015. Ses résultats[10] ont montré que le Jeu des Trois Figures à l'hôpital de jour remplit les mêmes objectifs que lorsqu'il est pratiqué à l'école. Dans les deux cas, la socialisation par la constitution du groupe joue un rôle essentiel, mais cette constitution sans laquelle rien n'est possible est indiscutablement plus longue à mettre en œuvre dans un groupe d’enfants autistes que dans un groupe d’enfants dits « ordinaires ». La réussite du J3F nécessite donc que les éducateurs se rendent particulièrement attentifs aux effets de groupe, autant qu’aux conséquences individuelles de cette activité sur chaque enfant. Il suffit en effet qu’un enfant commence à changer dans un groupe pour que l’économie de celui-ci soit modifiée de telle façon que d’autres changements positifs sont à attendre. Comme dans les établissements scolaires, le moteur du changement repose sur le climat groupal plus que sur le comportement particulier de chaque enfant.


[1] Tisseron, S. (2024). L’Empathie, PUF Que sais-je ?

[2] Rothbart, M. K., Ahadi, S. A., & Hershey, K. L. (1994). Temperament and social behavior in childhood. Merrill-Palmernous Quarterly, 40, 21-39.

[3] Honneth, A. (1992). La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf, 2000).

[4] Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance, Le Cerf.

[5] Hoffman, M., op. cit.

[7] Tisseron, S. (2010). L’empathie au cœur du jeu social, Albin Michel.

[8] En cycle 1 (Tisseron S. (2010). « Prévention de la violence par le J3F », Devenir, 22 (1), 73-93) et en cycle 3 (Karray, A., Vasile, J., Bagnulo, A., Grillo, M. (2019). Violence interpersonnelle et empathie. Prévention par une recherche-action en milieu scolaire. Neuropsychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent https://doi.org/10.1016/j.neurenf.2019.10.003).

[9]  La diffusion et la transmission du J3F est basée sur le principe de la formation de personnels ayant statut de formateurs dans le cadre de l’éducation nationale. L’objectif est que ces formateurs forment chaque année, dans chaque académie, les enseignants intéressés par cette activité

[10]  Tisseron, S., Clément, M. & Joncour, A. (2015). Développer la capacité d’empathie des enfants porteurs de troubles du spectre autistique avec le Jeu des Trois Figures. Cahiers de PREAUT, 12, 55-94. https://doi.org/10.3917/capre1.012.0055

Le 23 mai 2024 pour l'association Cerep-Phymentin