Psychologue clinicienne et éducatrice de jeunes enfants, formatrice au Copes, Laurette Detry a travaillé pendant 9 ans dans le service créé par Myriam David et durant 9 ans dans un service de réanimation néonatale. Les médiations artistiques et culturelles ont toujours fait partie de sa palette de soins qu’elle partage aujourd’hui avec nous.
Il existe différents espaces de médiations thérapeutiques rassemblés sous le vocable « art-thérapie, médiations thérapeutiques ou médiations culturelles ». Ces cadres, très intéressants ont des différences essentielles tout en étant complémentaires. Il me semble que le cadre d’un atelier d’expression du potentiel de créativité ou d’art-thérapie se situe du côté d’un « matrimoine » tandis qu’un espace de médiation culturelle se situe du côté d’un « patrimoine ». Dans le premier cas, c’est l’engagement du corps propre, de ressentis vécus à l’intérieur de soi et ouverts à une sensorialité ou polysensorialité en lien avec la qualité d’une contenance spécifique qualifiée de cadre qui est à l’œuvre tandis que les médiations culturelles m’apparaissent comme des « constructions » externes. Pour rester vivants, les deux cadres se nourrissent mutuellement.
C’est l’intérêt thérapeutique qui nous oblige à inventer à partir de ce qui se dévoile dans ce qu’on a compris des besoins de l’autre ; on n’est pas forcement obligé de faire appel à la forme d’intelligence qui utilise les mots. D’ailleurs, il arrive parfois que les mots soient persécuteurs.
Mon expérience professionnelle s’appuie sur la création d’un jardin potager en 1986 dans un foyer de l’enfance avec le CERPE (Centre d’Etude et de Recherche sur la Petite Enfance (Aubervilliers) ; l’observation des bébés selon Myriam David, les groupes d’accueil et d’individuation parents/jeunes enfants et la création d’un jardin d’enfants thérapeutique dans un service de pédopsychiatrie. Nous y organisions aussi, dans des conditions particulières, des sorties individualisées ou familiales au musée Picasso, des Arts Africains …., au zoo (Je me souviens de la découverte d’une fillette de la réalité des crocodiles qu’elles ne connaissait que par les livres d’images.). Vivre les transports, aller au jardin du Luxembourg ou se promener sur la Seine - des moments inoubliables ! Depuis, dans un service de réanimation néonatale, j’ai mis en place un groupe mensuel : « parler/chanter avec un bébé et ses parents ». En décembre 2015, un stage « du jeu de peindre » avec l’accompagnement lumineux d’Arno Stern fut une complémentarité nécessaire.
Il m’apparaît que ces différents espaces reflètent tous à leur manière, plus ou moins originale, les questions du fondement de la vie psychique et la reconnaissance de son foisonnement avec ses butées et parfois ses vicissitudes dans une affirmation de soi, et parfois, font œuvre de dévoilement de soi. Par des liens différenciés et spécifiques de communication, ces différents angles d’approches - médiations thérapeutiques, art-thérapie et médiations culturelles, sont aussi en lien direct avec un niveau de compréhension qui caractérise l’intérêt et l’engagement du professionnel, dans un domaine singulier. C’est la raison pour laquelle la diversité des palettes de lieux est formidable par autant de diversités et de rencontres fructueuses possibles pour pouvoir « chausser les sabots ».
Ce qui a été extraordinaire lors de mon expérience dans le service de psychiatrie du nourrisson créé par Myriam David est que j’avais à la fois une formation d’éducatrice de jeunes enfants selon les principes de la pédagogie active du CERPE, de psychologue clinicienne formée à Paris 7, université d’orientation psychanalytique. Ces deux formations associées à un Brevet de Technicien Spécialisé en création d’espaces verts ont toujours constitué des liens essentiels dans mes différentes approches cliniques dans le rapport espaces/lieu/temps. Mais surtout, si Myriam David tenait un cadre institutionnel exigeant avec une rigueur de recherche dans l’art du soin, sa souplesse dans l’organisation du service invitait notre esprit à s’engager créativement avec nos outils professionnels pour penser le soin le plus parlant et s’ajuster au niveau du possible ou du supportable avec un bébé et ses parents. Cette magnifique expérience constitue un enseignement inestimable d’exigence liée à une liberté de pensée et d’action au sein d’endocadres thérapeutiques toujours construits « sur mesure » et matérialisés, bien délimités au bénéfice de tous (utilisateurs et professionnels). Sans dogmatisme, Myriam David avait inventé une pluralité d’espaces en résonnance avec le tact de sa connaissance du développement, des régressions et des parcours de la vie mentale : la pédagogie active, la notion d’accueil, le travail autour de la table de change du bébé et le temps du repas, l’accompagnement thérapeutique, les goûters, les matériaux malléables, les sorties pédagogiques, les groupes espace/livres, espace/constructions pour parents et bébés, les groupes musique, les espaces de jeu et d’individuation, le jardin d’enfants thérapeutique un peu plus tard.
Pour les enfants de ce groupe, l’utilisation des matériaux sensoriels est à disposition permanente et organisée dans deux pièces : l’argile, un long tableau avec craie/éponge, la gouache sur large chevalet (qui tient compte de l’amplitude totale du bras), l’eau dans deux bassines avec tablier et des instruments de vidage/remplissage/filtrage (sans robinet), des matériaux de construction lourds ou légers sur lesquels on peut marcher, se faire bercer ou dans lesquels on peut se blottir. Dans tous les cas, l’expression du corps dans son mouvement spontané, dans la posture dans laquelle l’enfant se sent le mieux pour son but est respecté (ici comme chez Arno Stern ou Emmi Pikler). Un jardin, différenciation concrète ritualisée du dedans/dehors, est adjacent aux deux pièces du jardin d’enfants. Je me souviens d’un garçon exprimant sa crainte, par une insistance à vouloir rester derrière la baie vitrée après quelques mois, de devoir sentir le vent ou la chaleur sur son visage en allant explorer la terre, l’eau et les plantes. Ces outils sont absolument formidables pour aider des personnes en panne de pouvoir dire, de pouvoir exprimer autrement que par des actes parfois difficiles à comprendre, afin de se saisir ou de se ressaisir de la pensée. Assister au cheminement de la naissance de la pensée, du plaisir et de sa répétition à partir d’expériences vécues avec un matériel sensoriel sélectionné montre tout son intérêt et ses effets thérapeutiques sont convaincants.
La compréhension de cette psychiatre avec sa manière exceptionnelle d’orchestrer le « prendre soin » m’ont permis de comprendre le sens du besoin de la pluridisciplinarité des approches. Celui-ci n’était pas un vain mot avec elle mais un socle fondamental pour imaginer l’ordre des emboitements adaptés minutieusement aux différents processus se faisant dans le rythme intime des transformations psychiques possibles. La pensée de Myriam David est ici très proche de celle de Pierre Fédida qui posait comme préalable la construction d’un « espace thérapeutique » fonctionnant « comme un espace corporel » avant d’envisager une relation thérapeutique, de Paul Claude Racamier aussi, quant à la manière de faire vivre des lieux de démarcations « matériellement directement parlants » et de François Tosquelles dans l’appréhension du travail avec les professionnels.
Dans l’exemple du jardin d’enfants, la proposition de manipulations sensorielles dans trois espaces sont co-organisatrices du corps moteur pensant en action et, par déclinaisons avec l’organisation du self (processus créatifs, cognitifs, maîtrise pulsionnelle …, langage, déploiement des comparaisons et préférences sensorielles d’expressions). Participer à faire fructifier de cette manière, avec des observations continues, tout ce qui permet d’embellir la constellation d’un humain ne produit plus jamais de ronronnement dans la vie professionnelle et personnelle. Cet ensemble renforce la richesse des actions thérapeutiques, leurs diffusions et sont repérées par les patients.
Nous observons que le corps est tout au long de l’existence à l’avant-scène et dans l’ambiance thérapeutique une éponge sensorielle. C’est pourquoi les médiations thérapeutiques et culturelles sont des outils confirmés par leur large participation à la transformation des processus de ce qui porte la vie par des chemins qui passent par des voies toujours uniques dans un cadre stable et sécure.
Le ressenti par le toucher ou le frôlement de la limite externe du grain de la peau en lien avec la musculature et l’appui sur l’axe de la colonne vertébrale ; l’olfaction, très puissante, toujours dans une plurisensorialité, le goût et ses saveurs, l’audition qui a la particularité de constituer une gamme unique mais invisible et enfin la vue qui offre le regard sont ses camaïeux en liaisons étroites par des flux sensoriels. Ils touchent par reflets et résonnances, toujours en petites quantités, par des petits détails, une personne. Comme avec une palette, des réceptacles sensoriels s’activent en impulsant la vitalité et une rencontre créative. Celle-ci fait émerger des motivations à partir de ces expériences, mais aussi un plaisir à les retrouver et les reproduire par des mouvements corporels rythmés qui organisent un tempo, une durée d’investissement. Ce va-et-vient entre soi et soi mais aussi entre soi et l’environnement, avec le support d’expression font naître des vibrations corporelles.
Cependant, il arrive que celles-ci soient parfois imperceptibles comme dans le service de réanimation néonatale quand les bébés sont nés trop prématurément. Pour les parents, la maman : à quoi se raccrocher pour reprendre espoir, quand l’accouchement a été trop « trash », loin des représentations idéalisées d’un couple vivant un bel accouchement et accueillant leur magnifique bébé ? Comment ce bébé d’un poids de plume (entre 500 et 1000 g) peut-il faire savoir qu’il reconnaît ses parents et qu’il a besoin d’eux ? Il y a là une urgence psychique à médiatiser un lien possible d’attachement face à une telle déchirure tandis que les parents vivent dans l’immédiateté continue des événements et en état de choc. Il était indispensable de trouver des leviers afin qu’ils se retrouvent.
Les mots effraient dans ces circonstances, la culpabilité est abyssale et le bébé vulnérable est au centre. Oser le toucher ? Cela risque de l’abîmer. Le porter ? Cela ne veut pas dire être en contact psychique mais c’est probablement possible; si difficile face à tant d’étrangeté et d’incertitudes sur son avenir.
Ce groupe de médiation est mensuel, constitué par binômes. Aller vers les parents et les bébés est une volonté clinique. Ce qui compte à ce moment-là est de trouver un langage poétique qui parle à tous. C’est un devoir éthique dans ces circonstances. Des albums, des livrets de chants sont proposés aux parents qui les feuillettent puis un refrain, une berceuse sont choisis. Encouragée, c’est plutôt la maman qui ose chanter et …. le résultat est immédiat ! Visible ! Palpable ! C’est incroyable, le bébé augmente sa saturation, sa respiration se rythme, son souffle est plus régulier (confirmé par les écrans de rythme cardiaque et respiratoire) ; le bébé bouge ses doigts ; la maman émerveillée tend le sien et le bébé s’accroche de toute sa main, il se cramponne ; le bout de ses doigts en est blanchi. La maman poursuit son chant, le cordon vocal est restauré ; les territoires du souffle de chacun s’installent mutuellement dans une meilleure continuité. La perspicacité des mères à ce moment est extraordinaire. Le ressenti maternel s’ajuste rapidement aux possibilités du bébé par la modulation d’intonations, du rythme ondulant ou la trouvaille d’un fredonnement en lien avec le besoin de maintien de la continuité de la relation qui s’imprime fortement dans le corporel. Nous pouvons alors dire au revoir en laissant les supports. Je me souviens d’une maman tellement inquiète, si peu sûre que le bébé ne lui en veuille pas qui, une fois notre passage effectué, s’est recouverte avec le cache couveuse tandis que sa voix cristalline nous charmait. Nous avons aussi créé une bibliothèque en libre accès dans ce service et les fratries s’en servent bien aussi. Ce type de travail nous indique quand agir et quand se retenir dans notre volonté de soutien.
Cependant, pour que ces cadres demeurent vifs, les professionnels doivent pouvoir accéder à des formations et groupes d’analyse de leur pratique comme réservoir de créativité et garantie éthique. Actuellement, nous observons des crispations dans des institutions ou collectivités. Au lieu de se mettre à la portée de l’autre, du différent, du passagèrement vulnérable, des attitudes s’inversent. Il est question de contrôle du patient, de l'expression « gérer la situation », de « cadrer », de « recadrer », de faire entrer dans un tableau de bord d’évaluation binaire, des grilles de conseils techniques figés sur une spécialité, d'un protocole à appliquer associé à un discours truffé de vocabulaire psychologisant. Se pencher sur les questions de santé ou du plaisir de penser par une créativité non verbale ne peut être ajusté à des logiques de temporalité financières ou administratives. Je garde comme pionnière la vision de la politique artistique et culturelle du ministre Jean Zay. Son audace enthousiaste est un chemin sûr qui porte ses fruits aujourd’hui. J’y vois aussi une continuité avec D.W Winnicott lorsqu’il nous demande d’accepter l’idée que la prophylaxie est encore plus importante que le traitement des troubles et que cela doit être mieux compris. Il affirme que « le spécialiste » appauvrit l’intérêt qu’il porte à l’autre en perdant de vue la complexité de ce qui bâtit un humain. Il emploie même le terme « offenser » et assure que ces offenses faites à l’autre ont de l’importance. Les remarques sans nostalgie du pédopsychiatre Michel Lemay et d’Arno Stern pédagogue en atelier d’expression par la peinture, découvreur de la formulation, doivent être soulignées. Si l’un évoque une perte de créativité dans le dessin observée depuis 20 ans tandis que l’autre démontre qu’il y a eu un « âge d’or de l’expression picturale » chez l’enfant, les cliniciens expérimentés de l’enfance observent aussi ce fait dans certaines circonstances.
L’ensemble des types d’approches d’espaces de médiations artistiques ou culturelles constitue un système de références, de valeurs et d’assises fort utiles à développer, faire connaître et reconnaître. Elles contribuent à une préoccupation de santé publique, à l’approfondissement de la connaissance du domaine des sciences humaines et au sens de ce qui bâtit une démocratie dans le respect des besoins individuels au sein d’un groupe.
J-Claude Ameisen et François Arnold. Les couleurs de l’oubli. Editions de l’atelier, septembre 2014
Pierre Fedida. Corps du vide et espace de séance. Editions Fédition, 2013
D.W. Winnicott. Le bébé et sa mère. Editions Payot. 1992
Arno Stern. Le jeu de peindre. Editions Actes sud, 2011
Arno Stern. L’âge d’or de l’expression. Editions Desclée de Brouwer, mars 2014
Laurette Detry. « Fenêtre sur jardin » in Paroles de bébés, 1001 bébés. Editions ERES