Une intervention de Claudine Breton Dumont, éducatrice spécialisée à l'hôpital de jour Epi, dans le cadre de la journée organisée par la Cippa, le 5 novembre 2016, sur le thème de La continuité des parcours - Prendre soin de la séparation.
LE TEMPS QU’IL FALLAIT OU LE SERVICE DE SUITE COMME UN RITE DE PASSAGE
Claudine BRETON DUMONT
Dans cette instance du service de suite, il s’agit donc pour les adolescents accueillis de travailler à penser et se représenter ce qui est encore impensable et irreprésentable. Du dedans au dehors, de maintenant à après, il y a un temps à parcourir ensemble, à l’inverse de l’intemporalité et de l’isolement où nous enfermerait la psychose. Nous, c’est-à-dire les adolescents et leurs familles, mais nous aussi les professionnels engagés auprès d’eux. Car, pour déjouer, il faut d’abord jouer, pour dénouer il faut d’abord nouer et pour se séparer il faut d’abord s’être rencontrés !
Georges Perec, dans son livre « Espèces d’espaces » écrit en 1974 : « Lorsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin. Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l’obstacle : des briques, un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut pour que les rails de chemin de fer se rencontrent bien avant l’infini ». Il écrit aussi : « Vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner ».
Un espace et du temps, un travail en groupe et de groupe
Un espace et du temps donc, un travail en groupe et de groupe porté, contenu et animé par des professionnels. Penser et mettre en œuvre des instances spécifiques permet que quelque chose puisse se déposer, être accueilli, entendu, pris en compte, mis en liens et au travail. C’est notre projet au quotidien à l’hôpital de jour. Il s’agit de restituer à l’enfant une « capacité narrative » afin qu’il puisse travailler à se construire en tant que sujet. Mais la fin du séjour oppose une butée, un arrêt plus ou moins proche, une réalité qui s’impose à tous. En 2002, pour la première fois, huit jeunes se sont retrouvés en même temps sortant de l’EPI. Leurs conduites violentes sur eux-mêmes et sur les autres nous avaient alors fait mesurer l’angoisse massive et la détresse partagée par ces jeunes adolescents autour de grandir et se séparer. D’autre part, nous avions des retours des structures de suite évoquant le peu d’autonomie de ces jeunes adolescents, leurs difficultés à se séparer de nous. La psychothérapie suivie à l’EPI s’arrêtait aussi, comme si elle était prise dans le même temps. Il est apparu nécessaire de proposer un travail institutionnel qui s’appuie sur ce qui était partagé là, dans un travail de groupe. La violence de ces 8 jeunes n’a pas été considérée comme un problème, un « événement indésirable », mais comme matière à inventer et travailler autrement.
Accueil, rencontre, investissement, liens, séparation... Je vais vous parler plus spécifiquement des mouvements qui accompagnent ce travail d’orientation et de sortie de ma place d’éducatrice coréférente du groupe des grands et également au service de suite. A cette place, je travaille à soutenir la parole, l’expression et la mise en sens des émotions, des affects et de la pensée. Il s’agit de se tenir entre du « dedans » et du « dehors, entre le sujet et le groupe et ce que porte l’institution pour lui, c’est-à-dire se tenir dans une tension et faire des liens.
Ce n’est pas une personne ou quelques-unes qui décident du départ des jeunes : par nos fonctions différentes au service de suite, nous représentons l’ensemble de l’institution. Cela suppose de notre part - nous qui sommes aussi un groupe dans le groupe - d’intervenir dans une capacité à nous laisser utiliser et transformer. C’est pouvoir compter sur les collègues, jouer ou dramatiser, être créatifs, mettre au service notre « appareil à penser les pensées » (Bion).
Ouvrir vers une lecture anthropologique
J’ouvrirai mon propos vers une lecture anthropologique des rites de passage. Elle m’a fait travailler dans l’après-coup autour de la question de ce qui pourrait marquer l’entrée dans l’adolescence pour ces jeunes que nous accueillons à l’hôpital de jour. Ils sont souvent exclus de ce qui ressemble encore à des rituels de passage dans nos sociétés occidentales contemporaines, par exemple en ce qui concerne les étapes classiques de la scolarité. Cette lecture a résonné pour moi avec nos observations sur les étapes du processus dans ce travail d’orientation et de sortie.
J’évoquerai d’abord les passages à l’hôpital de jour et comment nous y travaillons, puis je parlerai plus spécifiquement de comment les adolescents utilisent les réunions hebdomadaires du groupe des sortants. Au fil de ce récit, je rapporterai les courtes vignettes et propos des jeunes qui l’ont inspiré.
En ethnologie, « rite » désigne les pratiques réglées de caractère sacré ou symbolique, spécialement dans les rites de passage qu’a exploré et défini l’anthropologue Arnold Van Gennep en 1909 soit « un ensemble des pratiques destinées à préparer ou accompagner le passage d’une personne d’un état défini à un autre, dans un groupe social ».
(Je prends soin de nuancer d’emblée ce rapprochement, car le rite de passage tel qu’on en entend parler en général isole momentanément un individu ou un groupe du reste de sa communauté plus large, ce qui n’est pas le cas ici. Ensuite, ce passage au service de suite concerne tous les jeunes de l’hôpital de jour. On pourrait parler de « rites d’institution » pour reprendre le terme de Bourdieu, qui ont le pouvoir « d’agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel »).
LES PASSAGES A L’EPI
Le séjour souvent long de l’enfant implique de penser et mettre en œuvre des espaces pour se rencontrer mais aussi pour se séparer, c’est inscrit d’une certaine façon dès l’entrée. Nous avons pensé des passages déjà au sein de l’hôpital de jour : passage du groupe des plus jeunes au groupe des grands à partir de 10 ans (1992) puis tout en restant référés à ce groupe de grands, passage au service de suite (2002). Michel Soulé nous dit dans « Histoires de psychiatrie infantile » (2006) « Le risque de la séparation s’installe dès qu’il y a investissement, d’autres diront même dès qu’il y a attachement. Les séparations dans la vie sont nombreuses et toutes les séparations successives s’emboîtent les unes dans les autres. La suivante répète toujours toutes les situations antérieures (...). Ainsi donc, la séparation construit par sa survenue même une perspective antérieure, une « rétrospective », un après-goût, une « recherche de l’attachement perdu ». Nous sommes dans l’idée que chaque étape prépare la suivante, dans l’idée d’un avant et un après l’hôpital de jour. L’existence de cette instance connue de tous permet à chaque enfant accueilli à l’EPI de préfigurer ce travail qu’il fera un jour.
On ne choisit pas de grandir
A l’EPI, les passages sont anticipés dans la parole, à haute teneur symbolique. Ils sont formalisés, ritualisés, annoncés aux parents en consultation et à l’ensemble des enfants lors de la réunion institutionnelle mensuelle. Invitations préalables, accompagnement de l’enfant par son éducateur référent, tri et transport des affaires dans le casier du nouveau groupe... Un enfant ne passe pas parce qu’il a réussi un certain nombre d’épreuves, parce qu’il a acquis en classe les connaissances requises ou parce l’équipe ou une partie de l’équipe pense qu’il est « prêt ». Il passe parce qu’il a l’âge de passer. Quel que soit son degré d’autonomie, ses progrès, son évolution, il partage avec tous les autres une réalité : celle du temps qui passe et de l’importance à se projeter dans un devenir. Et d’ailleurs chacun à sa façon interprète ce moment du passage : mélange de fierté, sentiment de promotion mais aussi fuite, résistance voire déni, en tout cas sentiments complexes et partagés autour de ce qui se perd et de ce qui est gagné. Surtout il sait que ce n’est pas du fait de la toute puissance des adultes à son égard, mais bien d’une réalité qui s’impose à tous : lui aussi il grandit. Il grandit, devient adolescent et un jour il quittera l’EPI. Je me souviens d’Anatole, au moment de rejoindre la pièce d’accueil de son nouveau groupe de référence qui se maintenait dans l’espace entre les deux portes, et qu’il a fallu longtemps rassurer en lui disant qu’on a le droit de se sentir encore petit dans le groupe des grands. Le mois dernier, Mathias (11 ans) me disait qu’il était pressé de passer dans le groupe des grands mais qu’il avait peur de vieillir et d’avoir une « barbe blanche » comme mon collègue coréférent…
Autour de cette fonction de l’âge justement, la première fonction du rite vise l’ordre et le respect de l’ordre. Nous sommes tous assujettis à un ordre du temps et des générations et à la nécessaire séparation. Les enfants accueillis à l’hôpital de jour le sont au même titre que les autres et sans exclusion. Le passage au service de suite les inscrit dans une temporalité et dans une réalité sociale autour des questions du devenir.
Grandir échappe au jeune mais aussi à ses parents et à nous qui nous nous en occupons. Nous sommes particulièrement attentifs à ces mouvements très contrastés qui s’expriment : nous percevons bien les fragilités, les résistances, l’angoisse mais aussi les élans, l’envie. C’est dans ces mouvements que nous trouvons la matière, les leviers qui vont nous permettre de travailler dans ce qui est à la fois prévisible et toujours nouveau parce qu’ils s’inscrivent dans une histoire singulière. L’âge moyen de sortie se situant vers 14/15 ans, les adolescents « entrent » au service de suite au cours de leur treizième année et sont attendus au groupe des sortants du jeudi que je vais évoquer et lors des samedis d’ouverture.
ENTRER AU SERVICE DE SUITE OU LE TEMPS DE TOUS LES DANGERS
Cette instance du service de suite est donc pensée et construite comme un espace de rencontre, qui fait lien et sépare à la fois. Winnicot parle de cet espace, les anthropologues utilisent aussi cette image. Arnold Van Gennep écrit : « trouver place pour soi et avec d’autres s’accompagne nécessairement d’une gestation, d’un entre-deux ». Il parle des trois temps du rite : la séparation d’avec le monde antérieur et l’entrée dans l’initiation, le temps de la marge et enfin la renaissance symbolique, l’agrégation au monde nouveau.
Mais dans cet espace, il faut d’abord entrer.
Passer le seuil
Passer est dangereux. On le voit bien lors du temps d’accueil chaque matin. Les enfants ont recours à des créations singulières pour conjurer, contourner et contenir leurs angoisses de morcellement, d’effondrement, de disparition. Ensuite tout au long de la journée, il nous faut souvent les accompagner par la parole mais aussi par un contact rassurant pour passer d’une activité, d’un lieu, d’une personne à l’autre et figurer ainsi du lien qui contribue à construire et maintenir de la continuité psychique. Le matin, le seuil délimite un espace à franchir plus ou moins facilement selon les enfants et les adolescents, mais aussi selon les jours, les circonstances , l’humeur... Chacun a sa façon de le passer : en refusant d’entrer, en se plantant sur le seuil sans rien dire, en courant sans un mot ni un regard, en se cachant d’abord derrière la porte, en dissimulant son visage, en empêchant le parent présent de nous parler, en portant des coups, en fonçant vers un professionnel ou un enfant, en s’assurant de la présence, en questionnant un retard ou une absence, en saluant chacun d’un mot ou d’une poignée de mains... Les enfants que nous accueillons à l’hôpital de jour expriment intensément à quel point un déplacement, un décalage, un imprévu peut les précipiter dans une angoisse sans nom. Et souvent des images me viennent : quel gouffre à traverser, quels murs infranchissables, quel sol qui se dérobe ont-ils à passer pour nous rejoindre ? Que représente cet entre-deux du seuil ? Et que veut signifier, tel que nous l’avons pensé, cet espace/temps du service de suite qui est encore dedans mais parle du dehors et de l’après ? Dans cet espace où il s’agit pour nous de tenir sans retenir.
Si j’ai d’abord évoqué ce que m’évoque le passage du seuil le matin, c’est parce que quelque chose se matérialise là, le corps y est à l’œuvre, les rituels de chacun agissent de façon soutenante et s’adressent à nous puisque nous sommes là pour les accueillir, les professionnels mais aussi les enfants déjà arrivés. Pour l’anthropologue, tout ou presque se joue sur le seuil, car le passage, pour symbolique qu’il soit le plus souvent, s’accompagne fréquemment d’un passage matériel que le rite va tenter de mettre en scène. Et pour cela il s’est intéressé aux frontières et aux bornes, aux zones, à la porte, au seuil.... Chaque matin est comme un recommencement de quelque chose qui met du temps à être intériorisé, une forme de sécurité intérieure.
Passer au groupe des sortants
Revenons aux séances du jeudi. Chaque semaine, durant 30 à 45 mn, nous accueillons les « sortants », nous représentons alors l’ensemble de l’institution où le transfert s’est noué. Nous prenons place autour d’une table avec feuilles et crayons à disposition. C’est un lieu où les adolescents sont interpellés et nous interpellent. Nous échangeons avec eux et entre nous en leur présence. Chacun est invité à prendre son tour de parole concernant son projet, et s’il ne peut pas ou ne veut pas s’exprimer, l’un de nous vient à son aide et peut se faire porte parole. Au détour d’un silence ou d’un mot, d’une association, il s’agit de faire la place et de soutenir les questions, les réactions, les mouvements des uns et des autres.
Au service de suite, les premières séances d’un jeune attendu au groupe de sortants, pourtant très préparées en amont, sont souvent le reflet de l’éprouvé violent du passage, de ce que passer (y passer ?) veut dire.
Martin par exemple nous dit lors de sa première séance : « Je suis perdu, je sais pas... c’est la fin du monde ». Miguel s’installe sous la table. Il faut souvent aller chercher les adolescents, rappeler l’heure, rappeler ce qui a été convenu et à quoi ils ne peuvent se dérober, l’obligation même puisque ce projet d’orientation et de sortie est inscrit et nous y sommes tous soumis : on ne garde pas les adolescents dans l’hôpital de jour pour enfants. Nous pouvons avoir le sentiment parfois de les arracher à ce qu’ils font, à ceux avec qui ils sont.
Anatole s’enferme dans les toilettes ou se réfugie dans le sommeil après nous avoir lancé : « Non merci ! » ou « Il ne peut pas venir ! » ou « Il est viré ! ». Il fait exister cette instance pour lui en la contournant mais vérifie que nous sommes bien là.
Louis a besoin avant de rentrer de passer par ce rituel singulier : courir selon un circuit immuable et ses passages « obligés ». Victor dessine « des divisions de Paris » avec orientations Est Ouest Nord Sud et se préoccupera très vite des « bonnes portes pour entrer et pour sortir » de la structure de suite. Olga écrit un texte anticipant le processus à venir : « Un enfant ne sort jamais sans solution, il doit partir avec une solution, il doit faire un stage pour quitter l’hôpital de jour, après il faut lui donner un album photos avec des photos dedans, comme ça il va les montrer à ses parents, il va pouvoir les garder. ». Avec ce texte, elle adresse au groupe un dessin « Un arbre qui attend ses feuilles ». Hervé répète : « Je veux rester avec ma mère, c’est ce que je veux faire moi, rester à la maison avec ma mère. ». Franck dessine lors de son premier groupe, un groupe de poissons rouges nageant tous dans la même direction...
Un espace qui convoque des sentiments partagés
Cette salle où se réunit le groupe stigmatise les angoisses de séparation, elle symbolise et rend visible l’inscription dans le processus de sortie. Et c’est comme si ne pas entrer allait permettre d’y échapper. Tout est bon pour ne pas venir, y compris se réfugier précisément dans le groupe des plus jeunes, comme pour défier le temps et pourquoi pas l’annuler ou le déjouer. Anatole, alors qu’il vient d’avoir 15 ans, entre un jour au groupe nous dire qu’il a 14 ans, puis 13 ans et nous demande « la télécommande », sans doute celle qui lui permettrait de remonter le temps, de garder la maîtrise dans ce courant qui l’entraîne irrémédiablement vers un avenir qui reste encore impensable pour lui et donc très menaçant. Lors des premières séances d’un jeune, le service de suite concrétise ce qui persécute. Dans ce processus à vivre nous observons parfois que nous sommes perçus, nous qui animons le groupe, comme ceux qui feraient partir, qui abandonneraient les enfants mais aussi les familles, à l’inverse de ceux qui les auraient accueillis. Christophe annonce «On est tombés en enfer. » et Victor nous rappelle que son projet, « C’est rester, sortir c’est votre projet à vous ! ». Alex lors des premières séances a besoin d’être accompagné, il tape violemment des pieds et des poings dans les chaises et les tables, avant de s’apaiser parce qu’on l’arrête et parce qu’on lui parle.
Liliane va représenter dès la première séance et jusqu’à son départ, la porte du collège qu’elle fréquente déjà. C’est comme un support à son monde interne, elle projette sur ce lieu déjà connu et investi qu’un jour elle n’aura plus besoin de l’EPI. Elle utilise cette forme imposante de la porte comme un cadre qu’elle délimite et remplit, dans lequel elle dessine et écrit au gré de ses humeurs, de ses émotions. Ces dessins, elle nous les laisse sur la table à chaque séance en sortant, comme une trace de quelque chose d’elle qui n’est pas dit mais qui est là. Lors de cette première séance, elle nous fait entendre qu’elle a 13 ans et demi déjà, elle le rappelle à qui veut l’entendre, et elle connait l’âge de la sortie, nous répète-t-elle : 14 ans. Elle s’y accroche parce que c’est tangible, parce que c’est ce qu’elle vise.
Louis vient tranquillement s’assoir. Il est visiblement conscient d’un passage à autre chose, et dans son attention silencieuse nous percevons son effort pour saisir ce dans quoi il s’engage. A cette première séance, il dessine le seul autre lieu représentable pour lui hors EPI : « la cour du collège », dans l’idée qu’après l’EPI on retournerait à l’école et il dessine aussi « la cour de l’EPI, pareille mais pas pareille », témoignant du travail de différenciation dans lequel il avance.
Un jeudi de janvier 2012, Alain entre à son tour pour la première fois au groupe des sortants. Plutôt silencieux, il dessine des scènes plus terrifiantes les unes que les autres où les jeunes présents et nous-mêmes sommes écrasés, dévorés, réduits en cendres... par des monstres ou des dispositifs très sophistiqués. Nous devons tous mourir de vouloir les mettre dehors.
Sébastien étire le plus longtemps possible le temps avant de quitter son écran d’ordinateur et nous rejoindre, il faut discuter et nous finissons souvent par nous fâcher. Il peut ensuite prendre place et dessine des armes de protection et d’attaque.
Pour certains jeunes, dessiner, être présents mais occupés de cette façon les soutient sur tout leur temps au service de suite, d’autres n’utilisent jamais cette médiation. L’angoisse est contenue par les dessins et les paroles autour.
Durant des mois, il faut aller chercher Gaël avec le sentiment de l’arracher au fauteuil auquel il était amarré à l’accueil, le porter quasiment à deux, puis durant des mois encore le pousser pour progressivement sentir sa résistance moins forte, sa participation plus active. Cette année, après tant de séances passées collé au mur, près de la porte, nous tournant le dos mais très à l’écoute, Gaël a pu venir prendre place parmi nous autour de la grande table et s’exprimer d’un hochement de la tête (oui, non).
Le plus souvent, nous observons le soutien des autres jeunes à celui qui peine à nous rejoindre. Depuis l’année dernière, Nadia nous donne à voir sa tristesse et sa colère, accrochant sur le mot « sortir » : « J’ai 2 ans, à 2 ans on ne parle pas bien, on fait des bêtises, je veux sortir (de la pièce), c’est nul ! ». Samia l’encourage « T’inquiète, tu vas le passer le chemin de l’agrandissage ! ».
Reprenons les trois stades repérés par l’anthropologue Van Gennep : la séparation et l’entrée dans l’initiation, la marge et l’agrégation. Cette première étape, l’entrée au groupe des sortants me semble significative des enjeux de séparations qui se jouent à ce moment de la prise en charge, enjeux qui peuvent figurer cet état de mort symbolique à l’enfance, dans ce qui peut être vécu comme une forme d’arrachement. Les peurs archaïques se réactivent, les angoisses d’abandon et le déni sont souvent au premier plan. Mais c’est vécu aussi comme une forme de promotion, la reconnaissance d’un chemin parcouru valorisée dans le travail institutionnel dans son ensemble. C’est le temps de l’angoisse partagée devant l’inconnu, le temps du refus ou du déni. Avec les adolescents, nous parlons souvent des sentiments partagés. C’est aussi le temps de la reconnaissance du passage à l’adolescence, ce peut être celui de l’impatience qui pourrait annuler le risque de trop d’émotions à traverser.
UN ESPACE POUR ELABORER ET SE REPRESENTER, OU LE TEMPS DU FLOTTEMENT ET DE LA MARGE
Flotter entre deux mondes
Van Gennep parle de « marge » pour désigner la zone de passage d’un territoire à l’autre. Il constate : « Chez nous actuellement, un pays touche l’autre, il n’en était pas de même autrefois ». Une zone neutre existait et peut exister encore dans certaines civilisations, qui limite plus ou moins précisément les territoires. « Quiconque passe de l’un à l’autre se trouve ainsi matériellement et magico-religieusement, pendant un temps plus ou moins long, dans une situation spéciale : il flotte entre deux mondes. C’est cette situation que je désigne du nom de marge ».
Parce qu’il situe ces zones comme des déserts, des marécages ou encore la forêt vierge, j’ai associé avec l’univers des contes. Ce qui nous intéresse dans le conte ce n’est ni le temps du départ rapidement raconté (souvent une séparation puis une quête) ni l’issue très attendue mais prévisible, c’est ce temps de l’entre-deux où l’enfant s’identifie au héros dans sa traversée de sombres forêts, de contrées lointaines et inconnues où l’attendent des épreuves et où il fait des rencontres qui vont l’empêcher puis l’aider. C’est là que quelque chose se transforme et qui fait que plus rien ne sera comme avant.
Appréhender l’inconnu
Revenons au groupe des sortants. Séance après séance, nous allons nous retrouver sans savoir précisément ce qui va se construire. Nous avons fait des propositions de structures à partir de notre connaissance des lieux de suite. Les jeunes adolescents ne sont pas encore occupés directement par des démarches concrètes, les dossiers sont constitués et sont envoyés progressivement. Il est important de noter que le groupe est ouvert, et donc les nouveaux qui l’intègrent profitent de l’expérience des plus avancés, qui d’une certaine façon ouvrent la voie. C’est aussi le cas lors des samedis d’ouverture, lors de la visite d’anciens jeunes de l’EPI. Et c’est alors valable également pour les parents, d’une façon très remarquable et très constante dans ce que nous observons et partageons avec eux. La question des parents est d’ailleurs souvent abordée lors des jeudis, parents qu’il faut rassurer comme le disent souvent les adolescents. Nous rappelons à quel point le projet de sortie se travaille en consultation et l’équipe dans son ensemble, le jeune et ses parents sont au travail pour penser, proposer, réajuster, continuer à questionner.
Une autre fonction du rite concerne la narration, le récit qui accompagne le rite. L’inscription au service de suite d’abord au groupe des sortants puis durant l’invitation jusqu’à l’âge de 20 ans se fait avec des actes de paroles, chacun y construit avec ses mots un récit qui fait sens pour lui. Il ne s’agit pas d’être prêt mais d’être là, présent.
Louis qui part pour la première fois en séjour utilise cette expérience de séparation pour nous avertir de ce qu’il ne veut surtout pas : il dessine « un internat où on dort, mais je ne veux pas aller dans un endroit où on dort ». Il faut bien s’assurer que quitter l’EPI ce n’est pas nécessairement quitter les parents, mais ça passe aussi par un travail d’autonomie. Progressivement, il se construit avec l’étayage du groupe d’autres représentations, un endroit » « pareil que l’EPI mais différent, pour les adolescents : « Est-ce qu’il y aura des éducateurs, des thérapeutes et des psychiatres ? ». Il s’agit souvent de « trouver un lieu comme l’EPI mais pour plus grands », le changement dans la continuité. « Là-bas, j’ai peur qu’on me demande des choses trop dures » dit Myrtha, qui évoque qu’ici elle a été aidée quand elle était « en panne ». Un jour, elle s’assure de cette place qu’elle a dans la construction de son projet : « Est-ce qu’on peut faire une demande au service de suite de quel hôpital de jour on veut aller ? » et « Est-ce qu’on peut changer si ça ne va pas ? ». Elle peut nous dire aussi qu’elle est triste de quitter l’EPI.
L’étayage du groupe de pairs
Ces représentations, c’est déjà un pas de côté, c’est déjà imaginer, entrevoir. Certains adolescents restent dans le refus tant qu’ils n’ont pas traversé l’expérience concrète et incarnée des premiers rendez-vous avec les structures de suite. Leur refus, leur détresse exposée fait réagir leurs camarades. Ainsi Nadia, qui se maintient beaucoup dans le repli et dans le « non » et le « Je décolle pas de l’EPI. » s’est entendu dire : « Comment tu vas faire, il faut continuer tes études, tu gagneras pas l’argent avec un claque-doigt, comment tu nourriras tes enfants ? » et aussi « Il y a une différence entre ne pas avoir envie et avoir la possibilité. ». Le dispositif peut soutenir à transformer dans des gestes et des échanges de paroles ce qui ne parvient parfois à s’exprimer qu’en actes : se maintenir sur le seuil, sortir, s’isoler, empêcher le groupe de fonctionner, chercher à se faire exclure comme pour confirmer qu’on n’a pas sa place, qu’on est là de toute façon pour se faire exclure. C’est bien ce que craint Sébastien qui traduit ainsi à un camarade ce qu’il ressent lors de ses premières séances : « On veut plus te voir, comme dans les collèges on se fait virer parce qu’on ne veut plus de nous, ils vont te foutre à la porte s’ils ne trouvent pas d’établissement, mec ! ».
(Se) Dessiner
Autour des représentations, c’est aussi des transformations du corps dont il est question. Alain utilise feuilles et crayons pour dessiner ses créatures monstrueuses, il nous les soumet à chaque fois et nous demande de dire ce qu’on voit. Un jour, il précise : son monstre est plus grand que l’immeuble, alors qu’au départ il était comme un chaton qui vient de naître. Mais il nous rassure : « Vous ne risquez rien tant que vous n’êtes pas dans mon imagination ! ». Nous faire deviner lui permet d’élaborer autour d’une séparation impossible, ces personnages ne grandissent pas, ils se combinent et se transforment et parfois ils ressemblent un peu à des humains : « Ca fusionne. » dit-il. Il nous fait vivre que grandir, c’est risquer d’être dangereux pour lui et pour les autres.
Miguel depuis très longtemps dessine exclusivement, mais de mieux en mieux, des super héros. Comme souvent, il se réfugie dans cette activité à son entrée au service de suite, et nous donne le sentiment qu’il n’est pas disponible pour nous. Durant sa deuxième année de service de suite, il commence à ajouter une expression sérieuse et des rides au front de ses personnages, parfois une barbe, il les fait ressembler à un de ses camarades ou à lui-même. Souvent débarrassés de leur panoplie, ils endossent le costume gris cravate du cadre moyen. Superman grandit et vieillit, bienvenue dans le monde des simples mortels ! Il a pu en juin partager avec nous qu’il n’avait pas voulu participer à ce groupe des sortants, qu’il aurait voulu comme il le dit « partir direct », peut-être s’envoler très vite et très loin des hôpitaux de jour. Mais il a traversé tout ce temps et a eu ses premiers rendez-vous avec un hôpital de jour où il devrait pouvoir continuer son parcours ULIS. Il nous adresse le dessin d’un personnage inventé comme il le réalise lui-même bouleversé, un garçon loin des héros habituels qu’il dit « mélangé entre colère et tristesse ». Ce garçon pleure et les autres autour de lui se moquent et le montrent du doigt. Nous voyons dans ces dessins autant de signes adressés par les adolescents. Que ce jeune si longtemps enfermé dans sa pensée magique puisse se déprimer nous a rassuré sur son devenir et sa capacité à investir ailleurs. Renoncer à ses défenses mécaniques a un prix : accéder à la position dépressive. A cette rentrée, il semble que les liens se construisent doucement à l’hôpital de jour où il est accueilli un jour et demi par semaine et qu’il y ait rencontré un jeune « comme lui » pour reprendre ses termes lors d’un samedi d’ouverture.
Pour tous, si la question de l’autonomie des trajets s’est déjà posée les années précédentes, elle s’actualise et se pose maintenant comme une nécessité voire une condition pour leur future admission. Nous constatons que le passage au service de suite fait office d’accélérateur, parce qu’il ne s’agit pas de notre bon-vouloir, de notre seul bon désir très persécutant mais d’une prise en compte de la réalité à laquelle nous sommes tous soumis. Même si nous ne pensons pas comme Victor qui nous dit un jour « être autonome, c’est n’avoir plus besoin de personne ».
A ce sujet, je pense à nouveau à Samia et le projet bloqué autour de l’autonomie des trajets. Nous comptons sur son intégration partielle en ULIS depuis septembre pour faire bouger les représentations et ouvrir à d’autres partenaires le difficile travail entamé depuis longtemps avec sa famille.
Co-construire
Nous n’avons pas de pouvoirs magiques, pas plus que les adolescents et leurs parents. Nous constatons que le travail autour de l’orientation mobilise de façon très dynamique le désir et les ressources du jeune, mais il ravive aussi la blessure narcissique, le deuil de l’enfant idéal, comme déjà à l’admission, comme aux différents passages justement. Nous avons à composer avec les mouvements des parents. Ce temps du service de suite, dans sa durée est l’occasion pour le jeune et ses parents de réinterroger le projet de soin, de faire d’autres rencontres et de faire des choix dans la mesure du possible. C’est un travail de co-construction.
Pour certains, quelques mois d’accompagnement et de liens proches avec les structures de suite vont aboutir à une admission rapide : constitution et envoi des dossiers, premiers rendez-vous, période de stage... Mais le plus souvent le parcours est long et incertain. Et c’est ensemble que nous supportons la déception, les incompréhensions face à des codes et des pratiques institutionnelles qui ne sont pas les nôtres, l’incertitude. Si nous ne pouvons pas encore accompagner concrètement les adolescents (contacts, stages), nous avons en tout cas à continuer à les accompagner psychiquement. Alors il s’agit d’œuvrer en sorte que l’année supplémentaire ne devienne pas pour ces jeunes une année de « redoublement », un temps suspendu ou arrêté, mais du temps pour mettre à profit ce qui se travaille déjà, notamment en termes d’autonomie. Du temps aussi pour créer des liens avec les lieux de suite et construire ensemble des modalités d’admission très individualisées et progressives, en tension entre leurs capacités d’accueil et la mobilisation des jeunes et de leurs parents. Nous sommes tous soumis à quelque chose de l’ordre du manque et de la non maîtrise, soumis à la réalité extérieure (pertinence des indications, carence de places du fait de la difficulté des structures pour adolescents à trouver des solutions pour leurs jeunes adultes). L’adolescent, de son côté peut mettre en échec un stage et nous faire tous travailler sur ce qui n’a pas fonctionné, une rencontre qui ne s’est pas faite, quelque chose qui n’était pas prêt. Pour Gaël, nous avons dérogé dernièrement à la règle des 16 ans (âge limite) et il a pu enfin trouver un lieu de soin qui lui permet de s’inscrire à son rythme, dans un processus d’admission très individualisé et progressif.
Déployer l’imaginaire et la pensée
Le temps de la marge serait donc le temps de maturation autour du projet de chacun mais traversé et travaillé en groupe, comme nous le montre Franck quand il dessine dès la première séance le groupe de poissons rouges nageant dans la même direction. Cet état de « flottement entre deux mondes » me semble bien correspondre à ce que nous observons. Le groupe des sortants est utilisé comme espace de déploiement de la pensée pour imaginer, questionner, faire des simulations, exprimer ses peurs et ses attentes, espace transitionnel de parole entre fantasme et réalité, entre un lieu familier et un autre encore inconnu. Il correspond aussi au passage de l’enfance à l’adolescence et permet de mesurer qu’on ne devient pas adulte brutalement. Il y a une forme d’effervescence autour de ces questions : grandir, se transformer, devenir plus autonome avec tous les enjeux autour de la perte et de la peur d’être lâché. Lors de ces séances, le dispositif groupal, en prolongement des groupes de référence et des groupes thérapeutiques dans l’institution fait office d’enveloppe et d’appui des pairs pour chacun.
Une autre fonction du rite relève de sa force liante, qui donne à mettre en commun, à échanger, à faire passer. Le projet de réunir en groupe les jeunes adolescents à cette étape ultime de la prise en charge témoigne de notre idée de l’étayage du groupe de pairs et de la force du partage d’expériences, de la transmission du côté des plus anciens, y compris pour les jeunes qui passeront ensuite.
Enfin arrivent les premiers contacts, les visites, les stages et les premières épreuves de séparation et d’absence. L’accompagnement des jeunes et de leurs familles se fait plus proche et s’intensifie. Nous garantissons comme représentants de l’institution que chacun partira avec une solution, comme nous le rappelait Olga à son entrée, mais partageons les aléas et les incertitudes concernant la concrétisation des projets.
SE SEPARER, OU LE TEMPS DU DENOUEMENT ET DES NOUVELLES RENCONTRES.
Ce temps pourrait correspondre à celui de la (re)naissance symbolique : après des mois (et parfois des années) d’avancées, butées, d’atermoiements, chaque projet aboutit et le jeune trouve sa place dans une structure pour adolescents ou/et le système scolaire. A partir de ce que nous avons d’abord pensé, imaginé pour eux, les adolescents se sont déployés, ont eu à composer avec les attentes de leurs parents et les éléments de réalité renvoyés par les structures de suite. La dimension de l’expérience partagée a été précieuse : ce qui menaçait de détruire a été partagé, parlé et a contribué à enrichir et renforcer chacun.
L’imminence de la séparation fait ressurgir de l’angoisse et peut faire rejouer des mouvements semblables à ceux de l’entrée au service de suite. Juste avant son départ Victor, il y a déjà pas mal d’années nous avait adressé une sorte de testament et avait compté les « survivants » qui restaient encore dans le groupe et les « morts » qui comme lui s’apprêtaient à partir. Nous pouvons l’entendre aussi comme une forme d’adieu à l’enfance qu’il laissait derrière lui, trop tôt peut-être pour lui qui était rentré à l’EPI 2 ans plus tôt à l’âge de 11 ans.
Générique de fin
Au terme du parcours du jeune à l’EPI, c’est le temps de la dernière consultation, où se formalisent les modalités de passage dans la structure de suite. Juste après cette réunion, Louis nous interpelle : « Quand on dit que c’est le générique de fin d’un film, ça veut bien dire que ça va finir, ça veut pas dire que ça va commencer ? ». Nous évoquons sa sortie proche : il va quitter l’hôpital de jour mais il emportera ses souvenirs, son histoire avec lui et nous nous souviendrons aussi de lui et de ce que nous avons partagé. Ce sera le début d’autre chose... Il répète ces mots : « Il y aura autre chose dans ma vie. ».
« Le but de tout ça comme le disait si bien l’un d’eux, c’est d’avoir une vie normale... »
Enfin l’adolescent est invité selon le rituel institué depuis des années maintenant à fêter son départ avec l’ensemble de l’institution autour d’un apéritif. Il reçoit un album de photos et un cadeau symbolique. Requérant l’attention de chacun dans ce moment chargé d’émotions, son éducateur référent prononce devant l’auditoire un petit discours. Très souvent, l’adolescent tient à prononcer lui-même quelques mots, et témoigne de quelque chose qu’il a reçu dans une forme de contre-don (vis-à-vis de ce qui lui aurait été donné, transmis, qu’il emporterait avec lui pour continuer à le transformer ailleurs, avec d’autres).
Le rite a une fonction qui touche à son caractère éducatif, initiatique, qui a pour rôle de transmettre une mémoire, des modes de faire et de pensée qui participent au travail de socialisation, d’humanisation, de civilisation des individus. Le travail de préparation à la sortie s’inscrit dans un projet de soin individualisé. Mais ce qui s’élabore et s’échange en groupe s’inscrit dans une histoire et une mémoire collective à l’hôpital de jour, qui peut se raconter, être convoquée lors des visites des jeunes sortis, servir de témoignage pour les plus jeunes sortants.
Rester engagés en place de témoins et de soutiens
Je me souviens encore des mots de Victor : « La grande peur de l’homme c’est d’être oublié. ». Pourtant, beaucoup de jeunes ne reviennent pas au service de suite, leur grande peur est peut-être à l’inverse de ne pas assez pouvoir oublier ni être oubliés, de rester « un enfant de l’EPI ». D’où ce terme de service : c’est l’idée de maintenir un lien possible (partir n’est pas une rupture, un abandon), c’est être là potentiellement disponibles. C’est pouvoir répondre à une demande de liens avec les structures de suite. C’est rester garant d’une mémoire partagée qu’il sera possible de revenir vérifier, réassurer. C’est rester au service du travail de co-construction, engagés à une place de témoins dans l’après-coup du parcours d’un enfant puis d’un adolescent et de sa famille.
LE TEMPS... DE CONCLURE
Le rite est pratiqué parce qu’il est efficace, c’est son ultime fonction. Nous observons avec le recul de bientôt 15 ans les effets très structurants de ce dispositif de transition, alors que l’adolescence est habituellement décrite comme période de confusion et de désorganisation pour ces jeunes que nous accueillons en hôpital de jour. Jean Maisonneuve écrit à propos des rites de passage : « Le rituel vise à colmater le vide ou plutôt le sentiment du vide que provoque la démarche intellectuelle en larguant le vécu. Il s’agit bien au fond d’une réassurance contre l’angoisse. ». On peut supposer que les rites de passage servent à parer l’angoisse de séparation.
Ces différentes fonctions du rite évoquées au cours du récit se complètent, se joignent, se disjoignent dans un équilibre.
Prendre soin de la séparation
Le dispositif du service de suite révèle et consolide ce qui s’est mis au travail tout au long du séjour de l’enfant. Se réunir sur des temps de parole bien repérables, réguliers et inscrits institutionnellement soutient le processus de séparation et de construction subjective, et, à la fois, inscrit dans la temporalité et la réalité sociale. Le dispositif du service de suite travaille à la « capacité d’être seul » (Winnicot) en présence d’autres, au sentiment de la continuité d’être, en marquant un passage obligé mais sans rupture. Si on se réfère à nouveau à l’idée de rite de passage, on pourrait dire que le temps du service de suite est un moment performatif : il fait plus qu’exprimer le passage, il permet que celui-ci s’opère.
Dans l’imaginaire des contes, on peut retrouver l’idée de la transformation liée au temps de l’adolescence. Le héros se sépare et part dans une quête du monde où son jeune âge, son apparente faiblesse ou sa petite taille seront aussi les qualités qui lui feront faire de bonnes rencontres et traverser avec succès les épreuves. Bruno Bettelheim écrit : « Tout en désignant invariablement le chemin d’un avenir meilleur, les contes de fées se concentrent sur le processus du changement au lieu de décrire les détails précis du bonheur qu’on finit par obtenir. ». Les étapes ou les modalités du rite de passage nous renseignent également sur ce qui peut soutenir le processus de transformation à l’œuvre pour que chacun puisse devenir qui il est.
Dans la réalité, on ne devient pas adulte par magie, par son seul pouvoir ou désir, ou encore uniquement par l’intermédiaire du groupe de pairs (comme on peut le voir dans les rituels d’adolescents). On n’échappe pas non plus à l’obligation de grandir. On devient adulte autorisé par les générations précédentes, et en passant de la toute puissance infantile au principe de réalité. Pour cela aussi « prendre soin de la séparation », inventer et mettre en œuvre des rites de passage incombe à notre travail auprès des enfants puis des adolescents que nous accueillons.
BIBLIOGRAPHIE