Comité rédactionnel associatif : Aude Kérivel

Ce qui est transmis

Ce que l’on transmet

Les sociologues s’intéressent à tout ce qui n’est pas inné, à tout ce qui s'acquiert au cours du processus de socialisation. On naît, on grandit, on évolue dans des environnements sociaux faits de normes que l’on intériorise. On naît avec un sexe féminin ou masculin, mais le genre féminin ou masculin, les attributs dits féminins ou masculins sont socialement construits. En habillant différemment les petits bébés filles ou les petits bébés garçons, en leur offrant des jouets différents, on leur transmet une identité genrée. En disant d’un bébé garçon qu’il est costaud et d’une petite bébé fille qu’elle est mignonne, en interprétant plus souvent les pleurs du premier comme de la colère et de la seconde comme de la tristesse, on transmet des attributs qu’une société associe à une identité genrée. Précisons que ces observations ont été faites par une sociologue contemporaine (Marie Duru-Bellat, dans L’école des filles) et que toutes les familles qui ont été observées s’accordent à dire qu’elles éduquent leur fille de la même manière que leur garçon. Dans ce que l’on transmet, il y a ce que l’on transmet de manière consciente, « l’éducation » : on transmet des valeurs, des normes qui sont jugées être les bonnes, celles à transmettre pour bien grandir, comme « être poli », « être autonome ». Et il y a tout ce qu’on n’a pas nécessairement envie de transmettre, mais que l’on transmet malgré nous. Ainsi, un récent ouvrage, « Matheuses » (co-écrit par Clémence Perronet) observe que les rares filles qui ont « la bosse des mathématiques » sont celles dont la mère a fait une filière scientifique ou manie les chiffres dans le cadre de son métier. À l’inverse, on peut imaginer que toutes les autres mères aimeraient beaucoup que leur fille excelle en mathématiques, mais en se dévalorisant elles-mêmes dans cette filière, elles transmettent l’idée (qui est corroborée en dehors de la famille) que les mathématiques seraient plutôt l’affaire des garçons. Bernard Lahire, dans ses portraits de familles, fait le même constat : les parents qui valorisent l’école, mais qui se dévalorisent vis-à-vis de l’école, transmettent cette dévalorisation à leurs enfants. On ne transmet donc pas tout ce que l’on veut ! C’est Vincent de Gaulejac qui en donne l’exemple le plus flagrant lorsqu’il observe la transmission des secrets de familles, soit des non-dits et des silences. Donc, on transmet ce que l’on ne souhaite pas transmettre. Mais on transmet aussi tout ce que l’on souhaite transmettre, en faisant, en interagissant, en expliquant. Les sociologues (à commencer par Berger et Luckmann) s’accordent à distinguer la socialisation primaire (qui s’effectue dans les premières années de la vie, dans la famille, à l’école, dans les lieux de placement) de la socialisation secondaire qui se réalise dans la sphère professionnelle, le monde associatif et les cercles amicaux, politiques… La première étant fondatrice, il n’en demeure pas moins que la transmission se fait tout au long de la vie. Ce qui se transmet au cours de la socialisation familiale est donc constitué de principes éducatifs propres à chaque famille qui évoluent dans un milieu social et plus généralement dans une société donnée, et de tout ce qui fait la famille, des places des différents membres de la famille, des interactions, des habitudes. Les emplois occupés, les pratiques de loisirs, les vêtements portés, le mobilier du lieu d’habitation, chaque détail pensé ou reproduit « naturellement » (tellement intériorisé que cela devient naturel) se transmettent. La routine, les habitudes familiales qui se reproduisent quotidiennement jusqu’à devenir automatiques, « naturelles ».

Enfants confiés : ce qui se transmet

L’histoire familiale se transmet, elle est racontée, décrite. Des objets, des photos, des films, mais aussi des lieux (maison, lieux de vacances) sont les supports de cette transmission. De l’enfant que nous étions, nous avons des souvenirs, qui le plus souvent nous ont été racontés, re-racontés, par nos parents, nos frères et sœurs, nos grands-parents, des faits aux anecdotes, liés parfois à la grande Histoire. Les faits sont nécessairement racontés de manière subjective ; ce sont des interprétations, puis des interprétations d’interprétations. Lorsque les enfants sont placés, des morceaux d’histoires font défaut. Dans les enquêtes rétrospectives réalisées auprès d’adultes ayant été anciennement placés, ce sont très souvent les frères et sœurs qui sont garants d’une histoire familiale, parfois témoins de l’histoire d’avant le placement, mais surtout témoins de l’histoire de la fratrie placée. Des événements, des affinités, des expériences, des particularités ou anecdotes de l’enfance et de l’adolescence sont remémorés au gré des rencontres. Les frères et sœurs sont souvent les seules personnes qui étaient là hier et qui sont là aujourd’hui, pour se remémorer. Un constat qui peut nous interroger, à l’heure où, dans certains départements, 60 % des enfants confiés, ayant des frères et sœurs, ne sont pas placés dans le même lieu d’accueil, par manque de place, la plupart du temps. En dehors de cette fratrie, il y a les dossiers : ceux de l’ASE, souvent remplis de sigles, de comptes rendus. Il y a les informations transmises et celles qui ne le sont pas, des informations administratives : rapport d’audience, rapport des AS, de l’éducateur référent, diagnostic MDP parfois. Parfois des manques liés souvent aux « déplacements », aux passages d’un lieu de placement à un autre. Avec ces déplacements, les histoires se perdent, les habitudes changent, et la transmission peut avoir du mal à se faire. L’histoire aussi peut avoir du mal à se transmettre, lorsque les témoins changent, lorsque les endroits changent, et qu’il n’y a parfois pas de photos pour se remémorer des lieux habités, des personnes rencontrées.

Ce qui est transmis

En rencontrant des enfants confiés et leurs assistants familiaux, ou leurs éducateurs, veilleurs de nuit, maîtresses de maison, on se rend compte, par bribes, de ce qui est transmis. Si Charly aime le rugby, c’est parce que son éducateur Antony en fait aussi. Léa aime dessiner et faire de la randonnée, avec son assistante familiale. La manière de cuire le riz, Jeff la tient de sa maîtresse de maison. Si Ethan, Mona et Syem aiment les mangas, c’est parce que Mohamed, leur éducateur, ne lit que cela. En réalisant des enquêtes rétrospectives avec des adultes ayant été confiés dans leur enfance, et lorsque le parcours de placement n’a pas été fait de déplacements et de ruptures qu’ils ont voulu oublier à tout prix, ils racontent ces petites choses qui leur ont été transmises et qu’ils souhaitent transmettre à leur enfant. La maternité ou la paternité ravive des souvenirs parfois oubliés. « Manger des fruits », « être à l’heure », des détails qui paraissent insignifiants. « Je vous attends depuis 30 minutes, j’étais en avance, avec mon éducatrice, on était toujours en avance d’au moins une demi-heure », c’est ainsi que commence ce rendez-vous avec Christophe, 40 ans, qui a passé les 18 premières années de sa vie en village d’enfants que je rencontre pour un entretien.

👉Aude Kerivel, le 20 mars 2024, pour l’association Cerep-Phymentin