Il suffit de mettre en scène deux corps dans l’espace, l’un allongé sur un divan (sur le dos et qui regarde le plafond), l’autre assis, les jambes croisées, dans un fauteuil installé en retrait (derrière le divan) pour que la grande majorité des gens reconnaissent le dispositif analytique. C’est dire la force évocatrice du positionnement des corps dans l’espace et du foisonnement d’informations qu’il nous donne sans le recours aux mots. C’est dire aussi l’indéniable spécificité du cadre de l’analyse que l’on reconnaît au premier coup d’œil.
Revenons à Freud, directeur artistique de cette scène ! Je me souviens de mes cours de psychologie et psychanalyse à l’université. Les enseignants sont pour la plupart psychanalystes et illustrent les corpus théoriques avec des vignettes cliniques issus de leur propre pratique avec les patients adultes. Ils insistent sur le cadre, sur l’absence de contact corporel entre le psychanalyste et le patient, sur la façon dont le corps est en partie effacé, ou neutralisé, avec le dispositif du divan, sur le champ laissé libre à l’écoute si particulière de l’inconscient. Ce cadre rigoureux me convient d’autant plus que l’étudiante de 18 ans que j’étais est encore très embarrassée par son propre corps et a tendance à penser que l’enveloppe somatique n’est que le réceptacle vivant nécessaire à la production de la pensée : un contenant animé mais fragile, qu’il fallait garder en bonne santé (un peu de sport mais pas trop, une alimentation saine mais pas trop) pour ne pas entraver le déploiement et la fluidité des processus psychiques…
Voyons donc comment Freud se défait du regard et du toucher. A l’époque où il est encore neurologue, il applique les méthodes enseignées par Charcot et Bernheim, il cherche à influencer ses patients pour les convaincre de renoncer à leurs symptômes. Dans un premier temps, il utilise la parole essentiellement pour son pouvoir de suggestion et fait intervenir son corps en conséquence : il se positionne face à ses patients pour faciliter l’imposition des mains sur leur tête qui accompagne le plus souvent ses paroles. Dans un deuxième temps, il demande à ses patients de s’allonger, sans renoncer à les toucher, et continue de leur poser de nombreuses questions jusqu’à ce que certains patients lui disent que ces interrogatoires les empêchent de parler librement. Dans un troisième temps, il abandonne complètement la suggestion, renonce au toucher, s’installe derrière le divan et commence à écouter ses patients autrement, en prêtant attention à ce qui est évoqué spontanément dans le mouvement de la parole de l’autre : « J’abandonnai donc l’hypnose et je n’en conservai que la position du patient, couché sur un lit de repos, derrière lequel je m’assis, ce qui me permettait de voir sans être vu moi-même »[1]. Allonger son corps sur le divan, c’est pour le patient s’engager dans l’exploration des énigmes de son propre fonctionnement, sans chercher l’assentiment ni le regard de son analyste, c’est essayer de décrypter en lui-même. Ecouter sans voir et sans être vu pour l’analyste, c’est consacrer son attention au discours de son patient pour distinguer dans la trame le fil conscient et le fil inconscient qui la constituent, sans avoir à contenir ni ses gestes ni ses mimiques. Si les enveloppes corporelles sont mises au second plan, les enveloppes psychiques sont mises à contribution avec force. Le patient est contenu par la qualité de l’écoute de l’analyste : ainsi être entendu dans ce cadre permet d’une manière sortant de l’ordinaire d’être perçu et considéré.
Pour conclure sur la disposition des corps dans la cure analytique et souligner l’intérêt de cette expérience inédite, je reprends les mots de Jean Szpirko qui a écrit un article sur le passage du fauteuil au divan : « Et il me semble difficile de pouvoir éprouver la façon dont se nouent, se dénouent regard et vision sans s’être soi-même soustrait à la vue de son analyste, et avoir ainsi « appris » que le regard ne vient que de celui qui se sent regardé. Les humains se sont de tout temps sentis saisis par la voûte des étoiles, les ombres de la nuit, les objets inanimés : une photo, une statue, un caillou dans la main, un meuble… qui les regarde. L’expérience analytique, en quelque sorte, ramasse la quotidienneté des rapports aux objets, aux autres et à l’Autre en soi-même »[2].
« C’est compliqué de trouver les mots pour dire les choses… Ce serait tellement cool de pouvoir se mettre comme une perfusion pour relier mon corps à celui de l’autre et transmettre comme cela tout ce que l’on ressent ». Voici les paroles d’une patiente de 19 ans, autant encombrée par son corps que par les mots pour le raconter, qui traduit la nostalgie d’un lien in utero, fluide et ininterrompu, fantasme d’une communication totale et absolu en deçà du langage.
Le travail clinique avec les adolescents, les enfants et les bébés donnent une autre place au corps du patient comme du soignant. Serge Lebovici, s’inspirant de Winnicott, Anna Freud ou Melanie Klein (sur ce point ils seraient tous tombés d’accord) disait que l’on ne pouvait plus être psychanalyste pour enfants à partir du moment où l’on ne pouvait plus se mettre au tapis auprès d’eux. Avec les jeunes patients, le corps est sur le devant de la scène. C’est ce que décrit si bien Winnicott avec son concept de holding qui embrasse l’ensemble des soins qu’une mère donne à l’enfant pour répondre à tous ses besoins physiologiques tout en s’adaptant à ses changements physiques et psychologiques. La base du holding pour Winnicott est le fait de tenir physiquement l’enfant, car le centre de gravité du nourrisson ne se situe pas dans son propre corps, mais entre lui et sa mère. On pourrait dire que le travail en pédopsychiatrie et en périnatalité est avant tout une clinique du holding, avec des approches diverses mais convergentes.
Pour ne citer que quelques théoriciens qui ont marqué ma formation post-universitaire, je réunis Winnicott bien sûr, mais aussi Emmi Pikler, Esther Bick et André Bullinger, car ils ont construit des outils théoriques et pratiques qui ont profondément façonné les savoir-faire des soignants, quelle que soit leur profession. Emmi Pikler découvre combien le bébé prend plaisir à exercer son activité motrice de manière spontanée et comment il se saisit lui-même des possibilités nouvelles offertes par son développement sensori-moteur. Le corps du bébé et ses expériences deviennent le moteur de son développement, les interventions des adultes pour lui imposer une posture qu’il n’aurait pas découverte par lui-même sont considérées comme une intrusion. Cela conduit les soignants à garder une position d’observateur qui contient l’enfant à distance, par la force du regard, et à lui offrir un holding psychique. Esther Bick, de son côté, développe une méthode d’observation du bébé qui lui a permis d’éclairer la mise en place des moyens de défense et de survie psychique face aux premiers vécus d’angoisse.
C’est ainsi que les théories psychanalytiques se développent en remontant le temps jusqu’à la naissance. On se souvient du plaisir de Freud à observer et décrire le jeu à la bobine de son petit-fils âgé de 18 mois. Observer le corps d’un petit enfant, ses postures, ses actions, ses déplacements, ses mimiques offrent une source d’informations qui suscitent aussitôt le psychisme du soignant ou du chercheur dans l’objectif de décoder et interpréter le matériel ainsi recueilli. Observer, c’est se laisser traverser dans son propre corps par les éprouvés de l’autre. André Bullinger travaille pour sa part sur le corps de l’enfant dans l’espace après avoir constaté que les difficultés sensori-motrices pouvaient entraîner des perturbations importantes dans le développement moteur, cognitif et relationnel du sujet. Son approche permet de soutenir le développement en pensant l’installation (le holding fourni par l’environnement humain et non-humain), les appuis et mises en forme corporelles pour faciliter l’action, les éléments du milieu et les flux sensoriels comme la lumière et le son.
Tous ces cliniciens chercheurs nous apprennent que la rencontre avec le corps de l’enfant est une source inépuisable d’éléments qui permettent de suivre pas à pas la construction motrice, cognitive et psychoaffective d’un sujet. André Bullinger précise que « la théorie et les outils, une fois maîtrisés, sont faits pour être dépassés. En ces matières, le sérieux scientifique est fondé sur la succession de petites hypothèses locales, mises en correspondance avec des situations d’observation suscitées par le matériel ».
Par les aspects sensori-moteurs, l'autonomie de mouvement, la liberté d'action, le corps est central pour le développement de l’enfant. Chez l'adulte, les progrès, ou la progression, tiennent davantage à sa liberté de penser et de créer. Me revient alors en mémoire les images très fortes d'adultes dont le corps se soulève pour résister. Je partage avec vous ces mots de Didi Huberman qui avait conçu cette exposition intitulée « Soulèvements »[3] : « Ce qui nous soulève ? Ce sont des forces : psychiques, corporelles, sociales. Par elles nous transformons l’immobilité en mouvement, l’accablement en énergie, la soumission en révolte, le renoncement en joie expansive. Les soulèvements adviennent comme des gestes : les bras se lèvent, les cœurs battent plus fort, les corps se déplient, les bouches se délient. Les soulèvements ne vont jamais sans des pensées, qui souvent deviennent des phrases : on réfléchit, on s’exprime, on discute, on chante, on griffonne un message, on compose une affiche, on distribue un tract, on écrit un ouvrage de résistance ». C'est ainsi que par le corps on peut penser, tenir bon et partager ses révoltes.
[1] Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, 1925.
[2] Jean Szpirko, « Du fauteuil au divan », in Les lettres de la SPF, 2010/2, n°24.
[3] Georges Didi-Huberman et Nicole, « Soulèvements », Gallimard, 2016, catalogue de l’exposition au jeu de Paume (octobre 2016-janvier 2017)
Georges Didi-Huberman, Désirer, désobéir. Ce qui nous soulève, Minuit
👉Anne Brisson, le 23 octobre 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
Si j’avais su, j’aurais fait le choix de ne pas écrire ! Je navigue sur Google et je suis très vite engloutie par les flots d’occurrences : trop de citations avec le mot « choix », trop de gens célèbres qui ont écrit des phrases fameuses sur ce thème, trop de devises graves et sentencieuses pour vous guider dans la vie… Allez je vous en propose deux, celle du Dalaï-Lama et celle d’Albert Camus, et je vous laisse choisir celle qui vous convient le mieux…ou qui vous oppresse le moins !
Dalaï-Lama : « La vie est un choix et chaque choix que nous faisons nous rapproche ou nous éloigne de notre liberté ».
Albert Camus : « La vie est la somme de tous vos choix. Alors que faites-vous aujourd’hui ? »
En vrai, je n’avais pas tellement le choix d’écrire sur ce thème, dans la mesure où appartenir à un comité rédactionnel représente un engagement, celui d’écrire sur un sujet que je peux discuter mais pas contourner : c’est le jeu de la liberté une fois la contrainte digérée ! Tout engagement semble réduire le catalogue des choix, comme si la liberté se mesurait à la quantité de choix potentiels. Cela me fait penser à André Gide que j’ai lu quand j’étais adolescente et qui raconte « la passion qui brûla sa jeunesse » dans son livre Les nourritures terrestres. Je fais le choix de citer le paragraphe dans son entier pour vous faire éprouver l’intensité du plaidoyer : « J’enrageais de la fuite des heures. La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais pas. Je comprenais épouvantablement l’étroitesse des heures, et que le temps n’a qu’une dimension ; c’était une ligne que j’eusse souhaitée spacieuse, et mes désirs en y courant empiétaient nécessairement l’un sur l’autre. — Je ne faisais jamais que ceci ou que cela. Si je faisais ceci, cela m’en devenait aussitôt regrettable, et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose. L’erreur de ma vie fut dès lors de ne continuer longtemps aucune étude, pour n’avoir su prendre mon parti de renoncer à beaucoup d’autres. — N’importe quoi s’achetait trop cher à ce prix-là, et les raisonnements ne pouvaient venir à bout de ma détresse. Entrer dans un marché de délices, en ne disposant (grâce à Qui ?) que d’une somme trop minime ; en disposer ! choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste — et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité ».
Revenons aux citations du Dalaï-Lama et d’Albert Camus qui placent le choix entre deux pôles, la liberté d’une part et la responsabilité d’autre part, et c’est bien ce tiraillement dont l’intensité varie jusqu’à devenir parfois une tension extrême que l’on ressent quand on est sur le point de faire un choix. Certains choix nous poussent sur le bord d’un gouffre, d’une falaise, d’un précipice et nous font longtemps vaciller, dans un balancement entre élan et crainte, entre désir et défense ; d’autres sont aussi faciles à faire que de sauter par-dessus un ruisseau. C’est que le choix mobilise, avec plus ou moins de force, notre activité psychique.
De fait, pour Bergson[1], « la conscience est synonyme de choix ». Pour comprendre cet énoncé particulièrement condensé, reprenons sa démonstration : Bergson remarque que, dans notre vie quotidienne, nous faisons un grand nombre d’activité de manière quasi-automatique. Les mécanismes cérébraux sélectionnés au cours de l’évolution pour leur efficacité permettent l’automatisation de certains gestes et activités. Ainsi lorsqu’une action devient habituelle, notre mémoire conduit à son automatisation qui elle-même débouche sur une diminution progressive du degré de conscience que nous y mettons. Pour autant, nous ne devenons pas de simples automates et dans certains contextes, notre conscience reprend sa puissance maximale. Face à une situation inédite et pleine de nouveauté, notre conscience somnolente sort de sa veille et nous permet de prendre rapidement une décision adéquate. C’est pour cela que la conscience est synonyme de choix. Cette décision puise dans le réservoir de nos souvenirs et expériences passés, ce choix libre est donc très personnel, il révèle la personnalité et la créativité de chacun. Choisir est un acte qui réveille la conscience et qui la pousse à se manifester dans son individualité.
Comme vous l’avez remarqué, j’ai convoqué quelques philosophes et écrivains pour explorer le thème, car sachez-le, je n’ai pas vraiment le choix. Quand on a un père chercheur en philosophie qui a mis du Platon dans votre biberon, les références à la philosophie sont constitutives de votre formation intellectuelle et donc d’une partie de votre identité.
Concernant les relations entre les choix et l’identité, Gabriel Lombardi[2] fait une démonstration intéressante. Psychanalyste argentin, il est spécialiste des crises d’identité à détermination sociale et économique, dans un service clinique créé lors de la crise de 2001. Dans son article sur les « Choix qui fixent une identité », il explique que l’identité est issue de deux sources causales : tout d’abord les déterminations sociales imprimées dans le sujet (il est né dans ce pays, dans cette famille, dans cette culture), mais aussi, et c’est ce qui l’intéresse davantage, « la position prise par l’être parlant face à quelques événements très particuliers ». Il précise : « Je parle d’événements dont la particularité ne recoupe pas le général mais le singulier. Ils se présentent dans l’expérience de la cure sous la forme d’un traumatisme subi par l’être parlant très précisément en tant qu’être capable de choix ». Il poursuit avec l’idée d’un « choix du traumatisme » : Freud considère qu’un « incident infime de l’enfance peut être signalé comme traumatique _ éligible ou refusable _, être source d’une jouissance séductrice ou effrayante _ beaucoup plus tard, au moment de la montée pulsionnelle de la puberté ». Un événement traumatique peut être « reformulé par le fantasme dans des coordonnées fictives » qui prend alors une importance disproportionnée dans la construction du sujet.
C’est la défense, utilisée par le sujet contre les effets de cet événement, qui relève d’une forme de choix. C’est le fameux choix de la névrose, parfaitement illustré par le cas d’un patient de Freud, l’Homme aux rats[3] : sa névrose se déploie au moment où il doit choisir une femme. Il ne veut pas élire comme son père une femme riche et non aimée, mais il ne se décide pas non plus pour la femme aimée mais pauvre. Il choisit de ne pas choisir et il devient malade à cause de cela. Il ne travaille plus, il n’étudie plus, pour geler la situation et empêcher la décision d’advenir. Ainsi, choisir de ne pas choisir peut produire des entraves et conduire à la bascule du fonctionnement psychique sur le versant pathologique.
S’empêcher de choisir réduit sans doute la vivacité de la conscience et la créativité telle qu’elle est conçue par Bergson. C’est aussi une situation impensable pour Pascal, puis pour Sartre. Toute la démonstration de Pascal[4] sur le pari « Dieu est ou il n’est pas » s’appuie sur l’idée que nous n’avons pas le choix de faire des choix : « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué » (dans l’existence). Il en va de même pour Sartre[5] qui proclame le devoir d’engagement : nous sommes condamnés à être libres, sans cesse appelés à choisir entre différents possibles. Refuser de choisir implique finalement un choix. Quoi que nous fassions, nous sommes « embarqués et par là-même responsables ».
Pour revenir à la psychanalyse, souvent nous n’avons pas le choix de faire un travail psychothérapeutique, la souffrance psychique est trop grande, les symptômes trop envahissants et les questions qui nous agitent trop nombreuses. Et pourtant c’est ce travail introspectif qui va nous redonner la liberté de choix.
Je rejoins Gabriel Lombardi pour dire qu’une psychanalyse peut être conçue comme un travail de discernement et de production de quelques choix qui vont construire les coordonnées réaménagées de son identité : « L’effet d’une psychanalyse ne consiste pas à supprimer le symptôme même si elle peut soulager, mais à remanier les coordonnées de quelques choix aliénés du passé, pour y trouver une option nouvelle où l’être, s’il le veut, peut se donner une identité de séparation à partir d’un choix (le sien) qui interrompt tout enchaînement causal ».
[1] Bergson, La conscience et la vie.
[2] Gabriel Lombardi, « Choix qui fixent une identité », in Champ lacanien, 2008/1
[3] Sigmund Freud, L’homme aux rats, un cas de névrose obsessionnelle, 1909
[4] Blaise Pascal, Pensées, éditions Lafuma n°418, fragment sur le pari, 1670
[5] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? 1948
👉Anne Brisson, le 24 septembre 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
« La furor sanandi, pas plus que tout autre fanatisme, ne saurait être de quelque utilité à la société humaine », Sigmund Freud, 1915
Un patient jeune adulte arrive à sa séance, bousculé : il vient d’essuyer la colère de sa responsable qui lui a hurlé dessus en public, sans raison valable, lors d’une réunion festive rassemblant les formateurs, dont il fait partie, et les élèves adultes. Il revient sur l’historique de l’événement et me raconte que sa responsable est une jeune femme qui a la réputation d’être consommatrice de cocaïne et qui présente des sautes d’humeur imprévisibles. Pour conclure il précise, en soulignant par ses mimiques l’aspect paradoxal de l’énoncé, qu’elle occupe le poste de « happiness manager ». Ainsi donc je (re)découvre que la fonction de « responsable du bonheur » existe dans le monde professionnel et, pour parfaire le concept, qu’elle peut être endossée par une cocaïnomane colérique.
Quelques jours plus tard, ma cousine canadienne, de passage à Paris, me raconte que son mari vient de changer de travail, il a décroché un poste dans une société gouvernementale (équivalent pour nous d’un poste de fonctionnaire) et il bénéficie dorénavant de « 4 jours de Santé mentale » par an, 4 journées dédiées, prévues dans le calendrier administratif, pour le soin de la vie psychique. Comme s’il suffisait de créer le concept, de le nommer et de l’inscrire, pour que l’équilibre psychologique soit assuré…
Notre « modernité tardive » invente continuellement de nouvelles formules, plus imagées que les précédentes, sans doute parce qu’elles doivent contenir et impulser dans le même temps la promesse d’une progression. Avec des intitulés comme « happiness manager » et « jours de santé mentale » l’écart se creuse inexorablement entre les mots et ce qu’ils recouvrent dans la réalité. L’écart se creuse jusqu’au paradoxe… C’est ce que décrit Nicolas Santolaria dans son livre[1] sur la « tyrannie sucrée de la vie de bureau » : « Si l’entreprise nous tient effectivement captifs, elle le fait aujourd’hui d’une façon renouvelée, masquant de plus en plus habilement son caractère carcéral et répressif. La liberté, l’autonomie, l’épanouissement sont devenus les nouveaux leviers paradoxaux de cet asservissement ludique aux allures de goûter d’anniversaire. Comment se révolter dans ce paradis moquetté quand le Chief Happiness Officer vient vérifier que vous avez bien reçu votre dose quotidienne de crocodiles Haribo ? ». Pourtant les décors enchanteurs et les discours bienveillants à l’égard de la santé mentale de chacun ont bien peu d’effet sur ce que produit la « modernité tardive ». Pour le sociologue Hartmut Rosa, nous sommes pris dans un moment « où la vitesse du changement social atteint un rythme intragénérationnel ». Selon lui, l’accélération « devient un problème parce qu’il y a une contrainte d’accroissement n’ayant ni but, ni fin », et cela entraîne inévitablement un dérèglement de notre relation au monde. Les individus sont pris dans une course et font face à la réalité sans pouvoir l’habiter ni se l’approprier. Ainsi, dans de nombreux métiers, les salariés souffrent d’un sentiment d’inadaptation cognitive aux exigences de l’époque. Comme le décrit Nicolas Santolaria : « Il faut s’adapter sans cesse et traiter des informations nombreuses et complexes, alors même que l’autonomie et la reconnaissance font défaut ». Il mentionne un rapport de l’OMS publié en 2008 qui plaçait la France à la troisième place des pays recensant le plus grand nombre de dépressions liées au travail, en raison de l’apparition d’un nouveau syndrome, « l’hyperstress », un état qui précède celui du « burn out ».
Aujourd’hui, la réussite professionnelle s’appuie sur les idées de performance, de rapidité, de succès individuel, de gain, de popularité, de capacité à rebondir et laissent peu de place aux hésitations, à la fragilité, à l’impuissance, aux erreurs et aux petits échecs pourtant bien utiles pour progresser.
Et pourtant, comme le disait Freud, il existe des métiers « impossibles », c’est-à-dire des activités où la réussite complète est un leurre et où l’incomplétude de la satisfaction ou de la réussite est au cœur du processus. Gouverner, éduquer, analyser (ou soigner psychiquement), les trois métiers impossibles selon Freud et ce constat trouve une résonance incroyable dans notre actualité sociale et politique. Impossible signifie pour Freud que « l’on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant ». L’impossible dont il parle constitue à la fois un moteur et une garantie, comme le souligne Angélique Christaki qui reprend et développe[2] cette assertion de Freud. Gouverner pour l’homme politique, c’est avoir « une parole libre qui résiste non seulement à l’utilisation de la violence, mais aussi à la tentation de persuader par la preuve, la démonstration et par tout autre artifice issu de la sophistique ou bien de la rhétorique ». Il est évidemment difficile de trouver les moyens de gouverner des êtres humains pour qu’ils restent libres et égaux, d’autant que cela dépend de la façon dont ces hommes ont été des enfants préparés à devenir des citoyens qui participent à la vie politique. Eduquer, c’est savoir résister à la violence que confère le pouvoir de l’autorité et à la volonté d’imposer un savoir, c’est s’identifier à la vulnérabilité infantile. Là aussi il est bien difficile d’éduquer sans appauvrir les possibilités de pensée, sans passer par la force, en s’identifiant aux enfants et à leur fragilité sans l’utiliser de manière perverse. Analyser ou soigner psychiquement, c’est se tenir à distance des questions de pouvoir, d’autorité et de perversion, c’est accueillir le discours de l’autre sans jugement et sans interprétation préétablie, c’est renoncer au savoir que l’on croit détenir sur les patients et à la volonté de guérir à toute force.
La vocation des soignants traverse toujours un moment de désillusion comme celui de Freud avec son patient dénommé l’homme aux loups. Il avait espéré hâter le cours de la cure et surmonter les résistances de son patient en lui fixant de manière arbitraire un terme, mais cela n’a pas donné le résultat attendu. Freud reconnaît à ce moment-là que « les analystes n’ont pas complètement atteint, dans leur propre personnalité, le degré de normalité psychique auquel ils veulent faire accéder leurs patients » ! Joli moment de connaissance de soi-même, de ses propres limites et de son insuffisance.
Il y a un temps pour la vocation, pour la formation, pour l’illusion d’une vérité absolue, pour la fureur de guérir. Il y a un autre temps pour la désillusion, la reconnaissance d’une certaine impuissance, la sienne et celles des autres, pour un objectif plus modeste mais accessible : non plus lever complètement l’amnésie infantile, ni explorer tout le réservoir de l’inconscient, mais créer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du moi en le libérant de ses entraves. Comme l’écrit Roland Gori[3] : « Il y a dans l’analyse, dès lors que l’analysant et l’analyste se révèlent capables de se déprendre d’une conception totalitaire de l’interprétation, de la croyance dans les significations, la possibilité de créer par le dialogue, un monde commun ».
La santé mentale, que l’on pourrait maintenir tout au long de sa vie, grâce aux happiness managers ou aux 4 journées par an dédiées au bien-être, est de mon point de vue une publicité mensongère. Nous sommes d’ailleurs plongés dans un paradoxe étonnant : alors que chacun raconte en toute transparence ses symptômes et décrit sa quête pour un diagnostic précis, qu’il pourrait assumer voire revendiquer (HPI, HPE, TDHA, TSA, Bipolaire pour les plus répandus en ce moment sur les réseaux sociaux), être en bonne santé mentale reste l’injonction sociale pour tous. L’incroyable recrudescence des références à la folie sur les réseaux sociaux et en particulier de la part des artistes vient souligner les rapprochements possibles entre santé mentale, normalité et affaiblissement de l’imagination. Comme l’écrivait Joyce McDougall[4], si soigner devient un effort pour « normaliser » toute expression déviante, pour parvenir à une « sur-adaptation » à la réalité, le risque est d’engendrer une certaine misère psychique dépourvue de créativité. Ce sont les patients les plus difficiles à cerner, ceux qui nous poussent aux limites de ce qui est analysable et représentable, ceux que l’on renonce à guérir, mais que l’on cherche avec obstination à comprendre, qui nous amènent le mieux à inventer de nouvelles façons de penser.
[1] Nicolas Santolaria, Le syndrome de la chouquette, ou la tyrannie sucrée de la vie de bureau, Anamosa, 2018
[2] Angélique Christaki, « Trois métiers impossible, trois métiers de résistance », in Insistance, 2016/1 (n°11)
[3] Roland Gori, « Gouverner, éduquer et analyser : trois métiers impossibles ? », in Cliniques méditerranéennes, 2016/2 (n°94)
[4] Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978
👉Anne Brisson, le 26 juin 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
« Une âme, si elle veut se reconnaître, c’est dans une âme qu’elle doit se regarder » (Georges Séféris, poète grec qui reprend les paroles de Socrate dans Alcibiade)
« Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se reconnaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir, ou sur une autre chose à laquelle cet endroit de l’âme est semblable » (Socrate, traduit par J.F. Pradeau)
Le mot est en vogue et le concept océanique : vaste, mouvant, profond et difficile à délimiter. Ce qu’il recouvre existe sans doute depuis les origines de l’homme. C’est en tout cas ce que raconte le Pr David Lordkipanidze, paléontologue, dans un documentaire[1] sur la préhistoire en Asie. En 2005, son équipe découvre dans le contrefort des montagnes du Caucase, sur le site de Dnanisi, des fossiles humains datant de 1,8 millions d’années. Un courant de lave volcanique venu du Sud de la Géorgie a déposé sur ce site un ensemble de fossiles, ce qui a constitué une « capsule temporelle » qui permet de reconstruire aujourd’hui le comportement et l’environnement de ces humains du passé. Ainsi les paléontologues identifient une famille composée d’un jeune adolescent, d’un adolescent, d’une adulte et d’un individu très âgé. Le crâne du vieillard est retrouvé avec une mâchoire qui indique qu’il avait perdu toutes ses dents durant sa vie et qu’il avait donc vécu 2 ou 3 ans totalement édenté. Cet individu très âgé ne pouvait par conséquent se nourrir seul, les autres membres du groupe familial l’ont probablement nourri pour lui permettre de survivre. Pour le Pr Lordkipanidze, c’est le signe que lors de ces temps très anciens, notre genre « Homo » avait à cœur de s’occuper des siens. L’empathie telle qu’elle se manifeste entre les générations, des plus autonomes vers les plus dépendantes, existe dès la préhistoire. Elle est depuis fort longtemps un ingrédient nécessaire de toutes les interactions et relations entre les hommes, y compris dans le domaine du soin. Mais alors, est-il encore possible de faire du neuf avec un phénomène existentiel vieux de 2 millions d’années…
Si l’on se penche sur les découvertes scientifiques les plus récentes, on s’aperçoit très vite que les neurosciences n’ont pas encore fait le tour du sujet. Une petite distinction s’impose avant d’aller plus loin. L’empathie est la capacité à partager et comprendre les états émotionnels et affectifs des autres, elle permet une coexistence harmonieuse des individus en motivant de nombreux comportements prosociaux. La sympathie est la capacité à ressentir une motivation orientée vers le bien-être des autres, elle fournit une base affective au développement moral chez l’enfant, elle joue un rôle essentiel dans les interactions sociales. Empathie et sympathie sont des états affectifs et motivationnels distincts qui mettent en jeu des circuits neuronaux en partie indépendants suivant des trajectoires neurodéveloppementales spécifiques. Et pourtant c’est bien la combinaison des deux qui rend l’homme profondément… humain ! Comme l’explique Jean Decety (professeur de psychologie, psychiatrie et neurosciences), la connaissance des circuits neurophysiologiques qui sous-tendent ces deux concepts est encore incomplète et laisse des énigmes à résoudre : « Assurément, les comportements associés ou déclenchés par ce que les psychologues et biologistes appellent « empathie » et « sympathie » sont hétérogènes à l’extrême, allant du mimétisme à l’altruisme, en passant par la contagion émotionnelle, la compréhension des sentiments et des émotions des autres, la compassion, la cruauté, etc. »[2] Par ailleurs, essayer de comprendre les perturbations de l’empathie chez l’homme implique de s’intéresser à sa construction à l’intérieur de chacun au cours du temps : cela « nécessite un examen du développement neuropsychologique de l’enfant, incluant les aspects endocriniens et hormonaux, la physiologie du système nerveux autonome, les facteurs génétiques et leurs interactions avec le contexte psychologique et social »[3]. Autant vous dire que ni la greffe d’empathie ni la pilule compensatrice ne sont encore d’actualité.
Dans le champ de la psychanalyse, l’empathie n’est pas tout à fait la même que celle qui se manifeste dans la vie quotidienne, puisqu’elle participe à l’action thérapeutique. Pour Freud, elle est la voie qui mène à la compréhension d’une autre vie psychique, car elle favorise le processus par lequel nous parvenons à comprendre « ce qui est étranger au moi chez d’autres personnes ». Pour le dire autrement, l’empathie nous aide à entendre ce que l’autre nous dit mais qu’il ne comprend pas lui-même, elle donne accès à la partie inconsciente de la psyché.
L’empathie est ensuite complétée par l’adjectif « métaphorisante » grâce à Serge Lebovici qui, depuis sa pratique du psychodrame dans les années cinquante jusqu’aux consultations parents-bébé, utilise ce concept pour traduire le jeu psychique et émotionnel qui anime les interactions vécues par les thérapeutes et leurs patients. Dans le psychodrame comme dans le travail avec les bébés, ce qui est thérapeutique, c’est de favoriser le jeu des représentations pour relancer un fonctionnement mental qui n’a pas les moyens de retrouver ou de créer des figurations. C’est Winnicott qui le premier a mis l’accent sur le « jeu » dans la relation thérapeutique, un jeu qui ne relève ni de la réalité psychique intérieure ni de la réalité extérieure : il se situe dans un espace transitionnel, un terrain commun, une aire partagée, où le patient et le thérapeute jouent ensemble car le jeu organise la symbolisation, favorise la créativité, produit du sens. L’expérience du psychodrame permet à Serge Lebovici d’expliquer que l’art du psychothérapeute s’exprime avant tout dans la « création de véritables raccourcis dramatiques qui font la preuve de son intuition ». Dans le psychodrame, intuition et empathie permettent au thérapeute de se représenter le jeu psychique du patient, de s’identifier à lui, car il est touché et mis en mouvement par les pensées et les affects du patient. En s’identifiant de manière empathique, il laisse surgir en lui des images et des mots qui donnent du sens à ce que le patient lui a transmis en deçà du langage. Dans les consultations parents-bébé, Serge Lebovici fait une nouvelle expérience, celle de l’énaction, moment pendant lequel le psychothérapeute éprouve dans son corps une émotion, qui n’est pas agie, mais qui est créatrice de nouvelles capacités représentatives et métaphoriques. Il existe alors une mobilisation du corps vers la psyché qui fabrique une capacité à jouer et à penser, car l’empathie métaphorisante réunit l’affect et la représentation.
Je vous propose maintenant un glissement (associatif) de la métaphore à la fable. Dans une émission de France Inter sur l’inconscient[4], la psychanalyste qui essaie de comprendre la violence dans le couple, fait un détour par une fable de La Fontaine, « le Scorpion et la Grenouille » : le scorpion demande de l’aide à la grenouille pour traverser une rivière. Elle commence par refuser par crainte, à juste titre, d’être piquée. Le scorpion proteste et lui dit qu’il mourra noyé en même temps qu’elle s’il l’empoisonne. Elle accepte donc de lui rendre service, mais au milieu de la rivière, il la pique, car c’est plus fort que lui, il obéit à sa nature. J’éprouve la puissance de la fable qui, en quelque vers, met en scène l’idée que l’homme est soumis à des motivations inconscientes qui vont à l’encontre de ses intérêts. La nature profonde, obscure et cachée de l’homme lui fait faire des choses qui vont jusqu’à le conduire à l’autodestruction. Intriguée par la façon très percutante dont l’élaboration d’un thème est véhiculée par la fable, je cherche dans la production de La Fontaine une référence à l’empathie. Et je trouve la fable du « Satyre et du Passant » dans laquelle La Fontaine met en lumière deux freins à l’empathie : la conformité aux normes sociales et l’égocentrisme. En effet, un satyre et sa famille invitent un passant à partager leur repas. Je vous laisse découvrir le texte par vous-même, je reviens simplement sur la chute qui dévoile que le satyre accueille le passant parce qu’il agit par conformisme, sans conviction ni sincérité, et que le passant accepte l’invitation de manière opportuniste, en restant centré sur ses besoins et sans manifestation de reconnaissance.
Ainsi pour La Fontaine, la véritable empathie, telle qu’elle se manifeste dans la vie quotidienne, est un profond intérêt pour autrui sous une forme pure qui ne doit se mélanger ni avec ce que l’on fait par conformisme, ni avec ce que l’on ne fait qu’en pensant à soi. Deux écueils que ne connaissaient sans doute pas les premiers hommes trop occupés à survivre et que savent éviter les soignants quand ils vivent l’empathie métaphorisante dans cette situation si particulière de la relation thérapeutique.
[1] Préhistoire en Asie : l’aventure humaine, documentaire réalisé par Thomas Cirotteau
[2] Jean Decety, « Mécanismes neurophysiologiques impliqués dans l’empathie et la sympathie » in Revue de neuropsychologie, 2010/2.
[3] Idem
[4] Emission L’inconscient, France Inter, épisode du 5 mai 2024 avec Laurie Laufer, « Pourquoi la violence dans le couple ? »
👉Anne Brisson, le 21 mai 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
« D’ailleurs, ce n’est pas la critique d’une poignée de contemporains isolés qui décidera de la vérité ou de l’erreur des choses nouvellement découvertes ; ce seront les temps à venir », C. G. Jung
Tout a commencé grâce à une rencontre qui n’aurait pas eu lieu si Paris ne regorgeait d’espaces propices aux interactions sociales. Un jour j’écrirai un plaidoyer pour les cafés parisiens et les bars de quartier où existe encore un brassage de générations, de cultures, d’origines et de catégories socio-économiques, à une époque où les applis de rencontre cultivent un certain entre-soi à l’aide de leurs puissants algorithmes. Donc je rencontre Charlie, 30 ans, monteur de films et adepte de boxe thaï, une rencontre qui doit beaucoup au hasard puisque nous avons peu de points communs au premier abord : nous ne sommes pas de la même génération, nous n’arpentons pas le même champ professionnel, nous n’avons pas les mêmes loisirs. Je discute avec Charlie qui sort du cinéma et qui parle avec enthousiasme du film qu’il vient de voir, « Dream scenario ». Il mentionne, alors qu’il n’a aucune référence spécifique en psychologie, la notion d’inconscient collectif.
Dream scenario est un film de Kristoffer Borli qui raconte la tranche de vie d’un professeur de biologie de l’évolution : Paul Matthews mène une existence banale, discrète et sans panache, jusqu’au moment où il apparaît soudainement dans les rêves de millions de personnes. Il devient célèbre du jour au lendemain, propulsé au rang de star des réseaux sociaux et reçoit l’attention qui lui a été longtemps refusée. Malheureusement, alors qu’il était d’abord apparu dans les rêves de chacun sous les traits d’un personnage observateur et inactif, il devient le personnage méchant, le monstre des cauchemars, violent et prédateur. A peine a-t-il le temps de profiter de sa nouvelle célébrité qu’il devient l’homme à neutraliser et à abattre, en raison de l’indistinction qui s’installe entre réalité psychique et réalité externe. L’acteur principal, Nicolas Cage, a fait dans sa vraie vie une expérience similaire et c’est la raison pour laquelle il a été séduit par le scénario. En 2013, cet acteur connu depuis longtemps pour ses rôles avec de grands réalisateurs américains, découvre qu’il est devenu « viral » : une vidéo mashup[1] de ses crises de colère explosives les plus célèbres dans ses films ont fait de lui un phénomène et l’ont dépassé. Il raconte qu’il s’est senti dépouillé de sa propre identité en devenant un mème[2] et que cette image de « fou », transposée et remise en forme par le montage, était devenue une réalité pour les gens.
Les réseaux font circuler des informations auprès d’individus, mais peut-on considérer que partager les mêmes informations produit du lien social ? Quelles sont les articulations possibles entre partage virtuel et inconscient collectif ? Une société composée d’individus de plus en plus différenciés et autonomes qui se rencontrent par l’intermédiaire d’applis et de réseaux est-elle encore une société ?
Dream scenario tricote finalement de nombreux thèmes : le rêve, l’inconscient collectif, la célébrité, les réseaux sociaux et ce qu’ils produisent comme effet sur les interactions sociales. De cette pelote, je vais suivre deux fils : celui du lien social et de la reconnaissance et celui de l’inconscient collectif, bien que j’aie très peu lu Jung pendant mes années universitaires.
Je me suis intéressée à Serge Paugam parce que c’est un sociologue qui s’appuie sur la théorie de l’attachement de Bowlby pour construire une théorie du lien d’attachement social. Bowlby et ses successeurs ont décrit comment, à partir du lien précoce qui s’instaure entre la mère et le bébé, se dégage une figure d’attachement qui laisse une empreinte durable dans la construction de la personnalité de l’individu et de ses liens avec le monde. Or il existe une résonance possible entre l’empreinte des éthologues et l’habitus des sociologues, qui est défini comme une prédisposition à agir à partir de l’intériorisation de normes et pratiques dans lesquelles on est socialisé. Il existe aussi un lien important entre attachement social, protection et besoin de reconnaissance : « Les sociologues savent que la vie en société place tout être humain dès sa naissance dans une relation d’interdépendance avec les autres et que la solidarité constitue à tous les stades de la socialisation le socle de ce que l’on pourrait appeler l’homo sociologicus, l’homme lié aux autres et à la société, non seulement pour assurer sa protection face aux aléas de la vie, mais aussi pour satisfaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son existence en tant qu’homme »[3].
Restons concentrés sur ce que Serge Paugam dit de la reconnaissance : « Elle oblige les individus à une construction identitaire qui passe par la quête d’une valorisation personnelle perpétuellement soumise au regard d’autrui. La reconnaissance naît de la participation aux échanges de la vie sociale. Moins automatique que dans les sociétés où l’individu appartient avant tout à un cercle étroit, elle est aujourd’hui, dans les sociétés où les multiples liens sociaux s’entrecroisent, un objet de conquêtes et donc de luttes »[4]. A l’heure des réseaux sociaux et des interactions virtuelles, la reconnaissance naît tout autant des échanges fabriqués pour être postés et partagés sur Internet que de ceux vécus dans la réalité.
Serge Paugam s’appuie sur les observations de Georg Simmel pour dire que l’élargissement quantitatif du groupe produit une différenciation accrue de ses membres et se traduit par une individualisation plus poussée. Mais l’homme reste « un être de liaison » : « les individus sont liés par des influences et des déterminations éprouvées réciproquement ». La société est ainsi une construction fonctionnelle, que les individus font et subissent à la fois.
Serge Paugam cite aussi George Herbert Mead qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la psychologie sociale moderne pour avoir démontré la primauté de la perception de l’autre sur le développement de la conscience de soi : selon lui, un sujet ne prend conscience de lui-même que dans la mesure où il apprend à considérer ses actions à travers les échanges qu’il établit avec des personnes elles-mêmes engagées et orientées les unes envers les autres. L’investissement affectif dans un « nous » est d’autant plus fort que ce « nous » correspond à une entité, réelle ou abstraite, sur laquelle et pour laquelle la personne sait pouvoir compter. L’individu cherche aussi bien à compter sur les autres qu’à compter pour eux. Par conséquent, le « nous » est constitutif du « moi ». Les liens qui assurent à l’individu protection et reconnaissance possèdent une dimension affective qui renforce les interdépendances humaines. Il existe différentes formes de reconnaissance en fonction de la nature des liens : la reconnaissance affective en famille, la reconnaissance affective et par similitude entre amis et proches que l’on choisit, la reconnaissance par le travail et l’estime sociale qui en découle.
Ainsi je découvre (car il n’est jamais trop tard) que la sociologie et la psychologie sociale empruntent à la théorie de l’attachement de Bowlby : il existe un lien étroit entre la qualité des attachements vécus dans la prime enfance (liens d’attachement primaires) et la capacité à établir ultérieurement des relations intimes, équilibrées et satisfaisantes (liens d’attachement secondaires). Selon Serge Paugam, la socialisation et la trame construite par les institutions sociales permettent à l’individu de tricoter des attachements multiples qui vont lui assurer protection et reconnaissance.
Passons maintenant à l’autre fil associatif : L’inconscient collectif est un concept développé par Jung[5], psychologue suisse et camarade intellectuel de Freud avant que leurs chemins théoriques divergent et les conduisent à la rupture. L’inconscient collectif est une couche de l’inconscient partagée par tous les êtres humains, indépendamment de leur culture, de leur éducation ou de leur expérience personnelle. Il est composé de symboles, d’archétypes et de motifs universels qui sont présents dans les mythes, les légendes, les contes, les religions de toutes les cultures et qui sont des représentations de nos instincts les plus profonds, de nos peurs et de nos désirs les plus primaires. Jung a décrit 12 archétypes, qui sont comme 12 personnages que l’on peut rencontrer dans toutes les trames narratives : le héros, le sage, l’amoureux, l’innocent, le hors-la-loi ou rebelle, le bouffon, le magicien, l’explorateur, le leader, le créateur, l’orphelin. Pour Jung, ces archétypes représentent des forces universelles et intemporelles qui influencent nos émotions et nos comportements. L’ajout de cette dimension collective à l’inconscient individuel a permis de mettre en évidence l’idée que nous faisons partie d’un tout dans lequel nous sommes tous liés. Malgré nos différences, nous partageons tous un socle commun et des influences qui nous rassemblent et pourraient permettre de mieux définir notre place dans le monde et notre place les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire notre place dans le lien social. A lire Jung, longtemps après mes études et après de nombreuses expériences cliniques, je me dis que ses concepts sont avant tout intéressants pour construire ou décoder des histoires, davantage que dans le travail d’introspection psychanalytique, mais cela n’engage que moi !
Dans le film Dream scenario, on voit bien comment les concepts jungiens sont convoqués pour mettre en scène des sujets de société et qui touchent au lien social. Un personnage bien réel s’immisce dans le rêve des autres sans l’avoir souhaité, il se promène comme si l’inconscient était un réservoir collectif dans lequel chaque dormeur puise les personnages de ses scénarios nocturnes. Sa présence dans les rêves se propage sur toute la planète à la manière d’une épidémie. Il devient célèbre malgré lui parce qu’il s’impose dans le psychisme des gens de la même manière que certaines images s’imposent à nous dans le fil proposé par les réseaux sociaux. Sa célébrité comble immédiatement son besoin de reconnaissance, car ni ses proches, ni ses collègues n’ont eu l’occasion de lui porter l’intérêt et l’admiration qu’il attendait. Parce qu’il devient un personnage monstrueux, son apparition transforme les rêves en cauchemars. Sa célébrité prend alors une valeur négative. La distinction entre ce qu’il est en réalité et le rôle qu’il incarne dans les cauchemars s’efface rapidement. Il est confondu avec son avatar et il est considéré comme responsable des actes terribles qu’il commet virtuellement dans les cauchemars. Comme sur les réseaux sociaux, la frontière entre le réel et la réalité refaçonnée ou mise en scène est progressivement gommée.
Finalement, je comprends l’inconscient collectif comme un réservoir de représentations qui traversent les générations, qui nous sont transmises depuis le début de la vie par notre environnement à travers toutes sortes de contenus dont le support évolue dans le temps grâce aux progrès technologiques (depuis les peintures rupestres, la transmission orale, les débuts de l’imprimerie jusqu’aux réseaux sociaux). Parce que ce réservoir immatériel existe et que chacun peut s’y connecter, individuellement ou collectivement, le partage se produit et participe certainement d’une certaine forme de lien social.
Ce dont je pourrais discuter avec Charlie, la prochaine fois que je le croise au bar, c’est que le film Dream scenario m’a procuré une bonne dose de frustration car il ne donne aucun élément pour comprendre pourquoi le personnage principal apparaît dans les rêves de millions de personnes à travers le monde. Ce qu’il promet par ailleurs, sans davantage d’explications, c’est que les rêves deviennent le prochain espace de rencontres virtuelles : de cette idée imaginaire qui pourrait devenir réalité, j’aimerais savoir ce que Freud et Jung auraient pensé…
[1] Le mashup est un genre musical hybride, une chanson créée à partir d’une ou deux autres chansons pré-enregistrées, habituellement en superposant la partie vocale d’une chanson sur la partie instrumentale d’une autre.
[2] Un mème Internet est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur Internet. Il prend souvent la forme d’une photo avec ou sans légende, d’une vidéo, d’une phrase, d’un mot, d’un gif animé, d’un son, d’un personnage fictif ou réel ou d’une communauté.
[3] Serge Paugam, Le lien social, Puf, 2022
[4] Serge Paugam, Le lien social, Puf, 2022
[5] C.G. Jung, Psychologie de l’inconscient, 1952, 1986, 1989, 1993, Georg éditeur
👉Anne Brisson, le 24 avril 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
« Tu n’as plus besoin de moi, tu auras des maîtres plus savants. Mais tu sais où je suis, viens me voir si tu as besoin que je t’aide »
Monsieur Germain à Albert Camus (Albert Camus, Le premier homme)
J’ai eu la chance de commencer une psychothérapie à l’âge de 16 ans, puis de découvrir les écrits de Freud grâce au programme de philo de terminale. Il ne m’a pas fallu très longtemps, après cette double rencontre, pour proclamer que j’avais remplacé mes parents bien réels par deux figures nettement plus faciles à admirer sans l’embarras des conflits intergénérationnels : ma psychanalyste et Sigmund Freud, mes nouveaux parents, bienfaiteurs en charge de la naissance de mon autonomie psychique. Et comme tout adolescent en phase de provocation déclamatoire et bruyante, j’ai braillé cette information sur tous les toits ! (C’est le moment de rendre hommage à mes vrais parents qui ont assez bien toléré la substitution transitoire).
L’adolescence, c’est le moment sacré des transmissions, c’est la période où créativité, partage des connaissances et identification se combinent au service de l’autonomie et de la construction identitaire. Comme l’écrit Michèle Emmanuelli dans son article[1] sur ce thème, l’adolescence est une période charnière au cours de laquelle « réactivation pulsionnelle et actualisation de la problématique de la perte d’objet, devenues menaçantes, se conjoignent en effet pour fragiliser le narcissisme, sur un mode stimulant pour certains et désorganisant pour d’autres ». Sur le versant positif, émergent les jeux avec le langage, l’humour, l’investissement pour des activités artistiques, l’amorce de l’écriture de soi dans le journal intime. « Par toutes ces voies, le jeune sujet cherche à mettre en forme ce qu’il ressent de manière confuse et parfois envahissante, à traiter psychiquement l’agglomérat d’affects, de sensations et de représentations que Bion[2] rassemble sous le terme d’éléments bêta pour décrire la naissance de la pensée. Ces éléments bêta, dans la petite enfance, sollicitent la capacité de rêverie maternelle pour être métabolisés, transformés en éléments alpha : à l’adolescence, c’est la capacité du sujet lui-même qui est sollicitée. Mais devant la difficulté à s’approprier de manière autonome cette fonction maternelle, l‘adolescent cherche appui sur une fonction tierce -paternelle- qu’un adulte est parfois à même de lui offrir, du moins un temps, dans le passage de l’enfance à l’entrée dans l’âge adulte ».
Michèle Emmanuelli choisit trois auteurs d’œuvres littéraires pour essayer de comprendre comment certains adultes apportent la transmission des savoirs et le soutien de la créativité aux adolescents. Elle met très rapidement l’accent sur le processus identificatoire qui permet d’intérioriser certaines figures à l’adolescence, des figures porteuses de valeurs et qui vont rester vivantes et actives tout au long de la vie. C’est ainsi que la transmission est une dose d’énergie qui circule bien longtemps après le moment où les savoirs et les expériences sont partagées. C’est un lien qui reste vivant à l’intérieur de celui qui a reçu aussi bien que de celui qui a transmis. Pour exemple, Albert Camus sera éternellement reconnaissant à l’égard de son instituteur, monsieur Germain, auquel il écrit après avoir reçu le prix Nobel en 1957 : « Quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est pour moi une occasion pour vous dire ce que vous avez été et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a cessé d’être votre reconnaissant élève ». L’instituteur a joué le rôle d’un passeur, qui donne à l’enfant puis à l’adolescent les connaissances et l’impulsion nécessaire pour franchir la frontière des classes sociales et prendre un chemin très différent de celui prédestiné par le milieu familial.
Vient ensuite l’exemple de Maupassant, puis celui de « l’éveil de Rimbaud ». Maupassant, alors qu’il a 18 ans et qu’il écrit quelques poèmes, fait une double rencontre décisive : le conservateur de la bibliothèque de Rouen et Gustave Flaubert. Ces deux figures paternelles solides, présentes et stimulantes occupent la place laissée vacante par le père réel de Maupassant, décrit comme « un grand enfant sur qui on ne peut compter ». Le transfert paternel est ici favorisé par la différence d’âge, mais la fonction de transmetteur peut être endossée par un pair à peine plus âgé. Ainsi Arthur Rimbaud, lycéen âgé de 17 ans, rencontre Georges Izambard, enseignant remplaçant âgé de 21 ans. Izambard considère Rimbaud comme un adulte, le traite avec un respect dont le jeune homme n’a pas l’habitude, lui donne accès aux ouvrages de sa bibliothèque : il joue le rôle d’un « éveilleur ». On sait que l’éveil de Rimbaud ne survivra pas à la fin de son adolescence, que la greffe identificatoire ne prendra pas, et c’est ainsi que la transmission implique investissement réciproque, plaisir et liberté partagés, sans aucune garantie de résultat !
Ces exemples de transmissions mettent en lumière le maillage très serré entre connaissances et affects, savoir et libido. L’occasion rêvée de revenir sur une œuvre ancienne mais source d’inspiration, Le Banquet de Platon[3], car c’est un dialogue qui s’interroge sur le rôle d’Eros dans l’éducation. Dans ce texte dont la forme même est celle de la transmission, deux modèles d’enseignement s’affrontent, masculin et féminin, deux formes de relation avec le même objectif de transmission. Le banquet dont il est question chez Platon, est une réception privée offerte par Agathon pour fêter sa victoire comme poète tragique au concours des Lénéennes en 416. Les convives partagent les mets et le vin, mais surtout ils prononcent des discours sur des thèmes choisis. Parmi les convives qui sont essentiellement des hommes, il y a des maîtres et des élèves qui entretiennent des relations d’enseignement mais aussi des relations amoureuses. Phèdre propose de prendre Eros comme thème de tous les discours. En 416 donc, deux modèles d’enseignement existent. Le modèle masculin, la paiderastia, implique une relation sexuelle entre le maître et l’élève dans un objectif socio-éducatif et encadrée par des règles de conduite. En effet, à cette époque de l’Athènes classique, le maître a pour tâche de faciliter l’entrée du jeune homme dans la société masculine, l’enseignement est associé à des rapports sexuels qui prennent fin quand le jeune homme est en âge de se marier. Dans la mesure du possible, le désir, le plaisir et les sentiments devaient être écartés de cette relation de transmission, la sexualité est en quelque sorte une monnaie d’échange. Socrate s’oppose à ce modèle en reprenant l’argumentation d’une femme, Diotime, qui propose un modèle féminin de transmission. Diotime critique de manière radicale l’institution masculine dominante en Grèce ancienne et élabore un autre modèle de transmission qui s’appuie sur la comparaison avec la grossesse et l’accouchement. Le maître ne cherche pas « à remplir » le disciple de savoir relatif aux choses sensibles, mais le conduit, par conversion, à détourner les yeux de son âme du monde sensible pour contempler les formes intelligibles (réalité véritable dans la mesure où les choses sensibles n’en sont que les images) : il s’agit de découvrir ce que l’on possédait déjà. Ce modèle est celui de la maïeutique, une technique d’entretien développée par Socrate qui prenait le temps de bien interroger les personnes, en respectant leur rythme, pour les amener à formuler leurs connaissances et faire émerger le savoir caché en soi. On ne peut, ici, que souligner la proximité avec la technique psychanalytique.
Je n’ai plus 16 ans et je suis devenue parent d’un jeune homme qu’il faut soutenir pour traverser le tunnel des concours qui permettent d’accéder aux écoles. Transmission de savoir-faire et transfusion de libido narcissique. Le jeune homme m’annonce qu’il va aider un ami qui se trouve démuni à constituer les mêmes dossiers. Le jeune homme n’est pas encore complètement autonome, mais il a suffisamment reçu et métabolisé pour avoir le désir de redistribuer ce qui lui a été transmis. Cette capacité naissante à transmettre me paraît encore plus précieuse et riche de promesses que l’autonomie complète ou la reconnaissance à l’égard des adultes. Comme le dit Michèle Emmanuelli, la transmission, parce qu’elle s’appuie sur un système d’échanges, ouvre un espace de « cocréation, au sein duquel il peut y avoir reconnaissance mais pas de dette ». C’est un circuit par dérivation ! L’énergie de la transmission se propage sans boucler sur elle-même, elle circule et irrigue les liens, elle rend visible de nouvelles créations, comme une floraison qui réjouit et l’élève et le maître : « Ce n’est pas la peine de me remercier. J’ai eu moi aussi tellement de plaisir à travailler avec toi et j’ai beaucoup appris en même temps »[4].
[1] Michèle Emmanuelli, « Créativité et transmission : le passage par l’identification », Cliopsy, n°2, 2009, pp. 59-64.
[2] W.R. Bion, Eléments de psychanalyse, Paris, 1973, Puf.
[3] Platon, Le Banquet, traduction de Luc Brisson, 2007, Garnier Flammarion.
[4] Karen Horney, Journal d’adolescence, 1980.
👉Anne Brisson, le 20 mars 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
« Je suis moi-même, et de loin, mon meilleur médecin », Nietzsche, lettre de 1885 à Malwida von Meysenburg.
Il y a quelques années débarque dans mon service un pédopsychiatre dans la fleur de l’âge. Il est fringant et dynamique, il enchaîne les consultations et nous présente ses multiples projets de recherche. Au bout de quelques semaines, je m’aperçois qu’il ne prend jamais le temps de déjeuner, encore moins de monter jusqu’au self, faire la queue, prendre un plateau, négocier les portions, faire des commentaires sur le menu. Et encore moins de s’asseoir pour se nourrir et perdre par la même occasion une précieuse demi-heure. Curieuse (et impressionnée par les gens qui semblent pouvoir vivre sans sommeil ni nourriture), je lui pose la question de son modus operandi en matière de nutrition et il me répond en se comparant aux hommes préhistoriques : « Ils ne mangeaient que tous les trois jours ! Entre temps, ils allaient à la chasse et se reposaient… » L’argument est énoncé avec humour, il déclenche le rire, rien ne sert alors d’en vérifier les fondements scientifiques. Je vais le faire aujourd’hui, car l’alimentation se trouve au croisement de nombreuses réflexions actuelles concernant la santé : celle de la planète, celle du corps et celle de l’esprit.
Le régime alimentaire des homininés (entre 7 et 2,8 millions d’années) était principalement constitué d’aliments crus (feuilles, fruits, racines) qui étaient peu nourrissants et qu’il fallait manger en grande quantité pour assurer une énergie suffisante. Ils devaient aussi consommer des larves d’insectes pour leur apport en protéines. Le repas des premiers Hommes (entre 2,8 et 1,5 millions d’années) contenait aussi fruits, racines, petits reptiles, puis s’est enrichi progressivement d’un nouvel apport énergétique, celui de la viande crue. Cette viande était prélevée sur des carcasses d’animaux, car la pratique de la chasse n’apparaît que vers 450 000 ans. La cuisson est associée aux Homo erectus (entre 790 000 et 450 000 ans), elle rend comestibles certains aliments toxiques ou indigestes à l’état cru, diminue le temps de mastication et libère les nutriments des végétaux, mais elle détruit certaines vitamines dont la vitamine C. Le fermenté a des vertus importantes comme conserver les vitamines sans utiliser la cuisson. Il offre de plus des saveurs fortes avant que les épices ne soient au menu de nos ancêtres, à partir du Néolithique.
Je donne toutes ces précisions sur une alimentation très éloignée de nous dans le temps et qui pourrait nous sembler primitive, car elle a été remise au goût du jour par les adeptes du « régime paléo ». J’ai découvert ce régime grâce à l’insistance d’une amie pleine de convictions qui m’en vantait les incroyables mérites. Il s’agit de revenir à l’alimentation de nos ancêtres dans un mouvement critique à l’égard de ce que l’ère industrielle a produit en excès et de manière de plus en plus artificielle. Le régime paléo a été popularisé par le Dr Boyd Eaton en 1985 dans un article scientifique, puis repris dans un livre pour le grand public par Loren Cordain, scientifique américain, spécialiste de la santé et de l’exercice physique. Ce régime s’appuie sur la consommation de protéines animales, de végétaux et d’oléagineux et sur la suppression des féculents, du sucre et des aliments transformés. Il promet d’atteindre les objectifs suivants : perte de poids, prise de masse musculaire, réduction de la fatigue, prévention de certaines maladies (cardiovasculaires, ostéoporose, syndrome métabolique) et soulagement possible de certaines maladies auto-immunes. Le mérite que l’on peut accorder à ce régime, décrit par certains comme trop exigeant et monotone pour être respecté sur la durée, est la remise en question de notre alimentation moderne.
L’industrie alimentaire atteint son apogée dans la formulation de ses produits, avec l’utilisation du point de félicité (Bliss point), c’est-à-dire le niveau d’un ingrédient, tel que le sel, le sucre ou le gras, qui optimise le plaisir gustatif. Le corps humain cherche à favoriser les aliments qui lui procurent le plus de satisfaction. Certains stimuli (goûts, arômes, textures) déclenchent la fabrication d’endorphines et activent le système de récompense de manière que l’on ait envie de renouveler l’expérience. La dopamine provoque la sensation de plaisir et joue un rôle dans la motivation à la réitérer. Il se trouve que le sel, le gras et le sucre activent de façon synergique le circuit de la récompense. L’industrie agroalimentaire cherche ainsi à optimiser le plaisir ressenti par le consommateur en jouant sur ces ingrédients de base, indépendamment de leur intérêt nutritionnel… L’exemple le plus connu est celui des chips : Allez, je vous mets un paquet de chips sous le nez et je vous lance un défi : Êtes-vous capable de n’en manger qu’une seule ? Quel effort mental cela représente ? Pouvez-vous le faire sans ressentir de frustration ? Si vous y êtes arrivés, vous êtes vraiment exceptionnel ! La plupart des personnes n’envisagent pas la consommation d’une seule et unique chips et succombent inexorablement au Bliss point.
Alors je vous rassure : je suis persuadée que l’on peut consommer des chips, être à peu près lucide sur les dérives de l’industrie alimentaire, être en quête du régime parfait qui tient à distance les maladies somatiques et mentales, ainsi que le vieillissement, sans pour autant renouer avec l’alimentation préhistorique !
Ce qui est particulièrement intéressant dans l’actualité des recherches en matière de nutrition, c’est qu’elle dépasse la question de la santé du corps et met l’accent sur l’alimentation et ses effets sur la santé mentale. Le psychiatre Guillaume Fond[1] écrit que « la psycho-nutrition va changer le visage de la psychiatrie ». Ce terme de psycho-nutrition m’a fait penser à un article d’Emmanuel Salanskis[2] sur la psycho-diététique de Nietzsche. Il est nécessaire de préciser que pour Nietzsche, l’esprit n’est pas une réalité distincte du corps, il n’est donc pas possible de le traiter séparément. Selon lui, la maladie mentale est à la fois corporelle, spirituelle et culturelle. Avant de s’occuper du psychisme, il pense « qu’il faut d’abord persuader le corps ». Par ailleurs, il refuse de prescrire des recettes universelles, car en matière de régime l’universalisme est une grave erreur. Ainsi, il critique l’exemple de Luigi Cornaro, aristocrate vénitien du 16e siècle, mort à 103 ans, auteur d’une série de Discours sur la vie sobre, traduits et réédités à de nombreuses reprises. « La longévité exceptionnelle de Cornaro était censée démontrer la salubrité fondamentale de son mode de vie » et de son régime frugal, ce que réfute Nietzsche qui traite la question de l’alimentation de manière résolument individualiste. Le régime nietzschéen est en fait un paradoxe ambitieux : il s’agit d’une part « d’être attentif à son corps et de chercher un optimum de force par des moyens idiosyncrasiques », mais « d’autre part, de ne pas vouloir la santé à tout prix et d’accepter la souffrance comme un stimulant du dépassement de soi ». On peut finalement se demander qui est capable d’un tel régime si ce n’est Nietzsche lui-même ! Mais ce que je souhaite souligner c’est l’idée qu’il faut tendre à être en bonne santé tout en considérant la maladie comme une source d’expériences et d’informations, car le déséquilibre qui survient engendre pensée et innovation.
Revenons aux recherches récentes de Guillaume Fond sur la psycho-nutrition : « Le régime méditerranéen – un peu de poisson gras, de l’huile d’olive, beaucoup de fruits, de légumineuses (pois chiches, lentilles, haricots blancs ou rouges, etc.) et de légumes… – a par exemple largement fait la preuve de son efficacité en santé mentale : le suivi de plus de 12 000 Espagnols pendant six ans a notamment révélé que ceux qui mangent « méditerranéen » ont jusqu’à 30 % de risque en moins d’être touchés par la dépression que les autres. Ce régime aide à la fois à prévenir et à soigner la dépression, ce qui est très rare : en dehors de l’alimentation, ce double pouvoir n’est pour l’instant attesté que pour l’activité physique et la méditation de pleine conscience. Plus généralement, une méta-analyse de 2020 a montré que la consommation régulière de légumes diminue de 9 % le risque de dépression et celle de fruits de 15 % ». Les compléments alimentaires d’Oméga-3 sont donc déjà proposés aux patients dépressifs, tandis qu’une autre piste est explorée, celle du microbiote intestinal, dont l’équilibre influencerait notre état psychologique. Des études en cours cherchent à valider les effets des probiotiques sur la dépression, mais aussi sur les troubles anxieux, l’hyperactivité, l’autisme, les addictions… Malheureusement l’alimentation seule ne suffit pas à apporter les quantités nécessaires d’Oméga-3 ou de probiotiques et il faut recourir à la prescription de compléments : le bonheur n’est pas simplement dans l’assiette.
Se priver de la félicité sans atteindre le bonheur… le chemin vers la santé du corps et de l’esprit me semble étroit et tortueux. Il va falloir se résoudre, comme pour de nombreux projets dans une vie, à tendre vers l’idéal sans jamais le saisir. De même qu’il faudrait pouvoir équilibrer félicité alimentaire et bonheur psychique, car un régime trop rigoureux et dépourvu de plaisir serait décourageant, il serait bon de savoir tricoter les recommandations universelles et la connaissance de ses besoins individuels. Je n’irai pas chasser le mammouth un jour sur trois, mais je dois reconnaître que la joie de mon collègue à me décrire son mode alimentaire était parfaitement communicative ! Et cela, de manière spirituelle, m’a nourrie.
[1] Guillaume Fond, Bien manger pour ne plus déprimer, Odile Jacob, 2022.
[2] Emmanuel Salanskis, « La psycho-diététique de Nietzsche », in La question de la médecine dans la philosophie de Nietzsche, sous la direction d’Isabelle Wienand et Patrick Wotling, 2020.
👉Anne Brisson, le 22 janvier 2024, pour l’association Cerep-Phymentin
« L’originalité, c’est pour ceux qui n’ont pas de mémoire », Grayson Perry (artiste plasticien et céramiste britannique)
Je viens de faire une IP pour un jeune patient que je reçois en psychothérapie, je suis traversée par le lot de tiraillements inhérent à ce genre d’événement : ce n’est pas le bon moment à mes yeux, mais le bon moment aurait-il pu exister ? J’espère simplement que dans quelques mois l’élaboration possible qui aura découlé de cette démarche me semblera intéressante et utile pour l’enfant et sa famille. Je marche et je rumine, une phrase me traverse l’esprit : « on ne va pas réécrire l’histoire »… Non bien sûr, les événements historiques qui se sont produits dans la réalité ne sont pas malléables et ne peuvent être refaçonnés. Cependant on peut en raconter l’histoire, la raconter à plusieurs reprises, de manière diverse, à des personnes différentes. On peut raconter l’histoire, celle qui s’appuie sur les témoignages et les preuves, mais aussi les histoires imaginaires, les contes, les légendes, parce que raconter contient toujours l’espoir ou la promesse de transformer les représentations, faire passer des messages, apprendre de l’expérience, afin que l’histoire qui va s’écrire ne reproduise pas les mêmes erreurs que celle du passé.
La narrativité est au cœur des sciences humaines : linguistique, philosophie, sociologie, littérature, psychologie, psychanalyse. Elle traverse de nombreux champs et concerne le sujet humain de façon générale, parce que le récit, dès la naissance et jusqu’à la maturation, est lié à la construction du psychisme, à l’acquisition du langage, au développement de la communication, aux modalités relationnelles.
Par exemple, la qualité des constructions narratives constitue un critère essentiel pour l’approche dynamique du fonctionnement psychique de l’enfant, comme l’indique Laurent Danon-Boileau : « La notion de narrativité n’entretient donc pas avec la psychanalyse un lien fortuit. Sa nécessité apparaît de manière particulièrement évidente dans le registre de la psychanalyse de l’enfant. Et quand René Diatkine souligne que l’un des effets souhaitables du travail avec un enfant pourrait être qu’il retrouve le plaisir de jouer, puis celui d’être le metteur en scène des récits qu’il propose, on saisit alors pleinement le lien avec la narrativité au sens de faculté de narrer »[1].
Pour les philosophes, l’homme structure son expérience temporelle par sa capacité à produire des récits. Ainsi, Paul Ricœur, dans son œuvre Temps et récit, cherche à élaborer une médiation entre la conscience interne de la temporalité et la succession du temps physique. Le récit permet à l’homme de conjoindre le temps cosmique et le temps de l’âme. L’expérience humaine repose sur le recours au langage et sur la dimension temporelle. Sans passer par le récit, le sujet n’a pas d’accès au temps.
Je ne résiste pas au détour par la philosophie et vous propose de cheminer un moment avec Paul Ricoeur (cela me paraît difficile de simplifier ou réduire sa pensée). Lui-même s’appuie sur les concepts énoncés par Aristote dans son ouvrage La Poétique, pour développer la notion de « mise en intrigue ». Aristote met en avant trois concepts fondamentaux : mimésis, muthos et katharsis. Ricœur traduit muthos par « mise en intrigue » et explique que le récit s’élabore en trois étapes. Mimésis I correspond à la précompréhension de l’action. Toute action implique des buts, des motifs, des agents et des circonstances. Ces différents concepts sont organisés en réseau et entretiennent des relations d’inter-signification. Précomprendre la structure de l’action, c’est relier ces concepts les uns aux autres au sein même de l’enchaînement narratif. C’est aussi comprendre la médiatisation symbolique de l’action et sa structure temporelle. Mimésis I offre donc une précompréhension de l’agir humain dans sa sémantique, dans sa symbolique et dans sa temporalité.
Mimésis II est l’étape de la mise en intrigue proprement dite. Au centre de la « mise en intrigue » se trouve la notion de « concordance-discordance ». La concordance du récit implique la réunion de trois conditions. Tout d’abord le récit doit être une totalité comprenant un début, un milieu et une fin. Un épisode ne peut marquer le commencement du récit que dans la mesure où il n’est déterminé par aucun événement antérieur. Le milieu est caractérisé par le renversement de l’action qui provoque une rupture et qui noue l’intrigue. La conclusion du récit doit présenter un caractère nécessaire, vraisemblable et acceptable. Ensuite, tout récit doit être complet : l’action doit être menée jusqu’à son terme et il ne doit manquer aucun épisode. Enfin, tout récit doit avoir une longueur appropriée. Un récit trop bref ne permet pas la mise en scène des actions, leurs renversements et leurs dénouements, tandis qu’un récit trop long disperse l’intrigue.
Mimésis III correspond à la katharsis, c’est-à-dire à une re-figuration du monde du texte par le lecteur. Celui qui écoute ou lit un récit re-figure sa propre expérience du monde et, plus particulièrement, son expérience temporelle. Le monde du récit entre en relation avec le monde réel et reprend les expériences humaines au moyen du langage pour offrir un modèle de compréhension. C’est ainsi que le récit opère chez le sujet une transformation.
Ricœur fait du récit ce qui permet au sujet de structurer et d’unifier son expérience temporelle et par conséquent de se protéger de la menace d’éclatement ou de non-sens engendrée par sa condition d’être temporel. L’œuvre de fiction comme le récit historique mettent en jeu l’expérience temporelle. Caractérisée par la concordance, l’activité narrative transforme l’inscription du sujet dans le temps en une trajectoire sensée. Ceci conduit à la formule de Ricœur qui évoque celle de Lacan : « […] le temps est structuré comme un récit ».
La question du récit est articulée chez Ricœur au concept d’identité narrative qui apporte une solution au problème du maintien de l’identité personnelle à travers le temps et tient compte de l’identité du « sujet agissant ». Le sujet n’a qu’un accès indirect à sa conscience subjective en raison du détour nécessaire par le langage. Ainsi la connaissance de soi est une interprétation de soi : c’est à travers son récit autobiographique que le sujet est amené à s’interpréter et à se comprendre. Dans le récit, c’est non seulement l’action, mais le personnage lui-même et plus précisément son identité qui font l’objet d’une mise en intrigue. Le personnage est indissociable des actions dont il est l’auteur. Ce qui fait la spécificité de l’homme, selon Ricœur, c’est l’auto-désignation grâce à la capacité réflexive et au moyen du langage. Le sujet peut se désigner comme locuteur, comme agent de ses actions, comme personnage et narrateur de sa propre histoire, à travers le récit de soi.
Le récit occupe donc une place essentielle dans la constitution de l’identité du sujet. Le sujet est raconté bien avant de pouvoir lui-même élaborer un récit autobiographique. Les récits des parents et de l’environnement familial constituent, avant même la naissance de l’enfant, les bases de son identité narrative. Ricœur souligne aussi l’influence des récits littéraires sur la constitution du soi. Les pensées, les affects, les comportements des personnages permettent au sujet de se re-figurer ses processus psychiques et ses actions.
J’entends parler de la « médecine narrative » : A quelques jours d’intervalle, un article du journal Le Monde passe sous mes yeux et je tombe sur l’annonce de la création d’une chaire de médecine narrative au CHU de Bordeaux. Je pense à l’articulation entre récit et soin, et la première association qui me vient est un souvenir de mes cours à l’université. Un professeur d’épistémologie nous raconte comment Freud est passé de la suggestion hypnotique à la cure par la parole et à la technique de l’association libre. Je ne peux valider ce récit, je ne peux pas remonter le temps, ni suivre Freud à la trace pour vérifier que la narration qu’il fait de ses propres découvertes est authentique. Mais la vérité historique n’est pas mon sujet ici, l’histoire était passionnante à écouter et elle a servi de modèle à ma façon d’accueillir les patients. C’est par son récit que cet enseignant m’a transmis des représentations et un cadre que j’utilise encore aujourd’hui dans ma pratique.
Alors je vous raconte cette histoire telle qu’elle s’est inscrite de manière condensée et subjective dans ma mémoire, il y a plus de trente ans : En 1885, Freud, âgé de 29 ans, vient en France pour rencontrer le Pr Charcot et suivre son enseignement à la Salpêtrière. Il assiste aux présentations de malades hystériques dont les symptômes sont explorés et traités par la suggestion hypnotique. Ce que Charcot transmet à Freud et qui l’impressionne beaucoup, c’est que les faits cliniques ont la prééminence sur la théorie et qu’ils peuvent à tout moment la remettre en question. Freud rentre à Vienne, ouvre son cabinet et commence à utiliser la suggestion hypnotique. Mais il abandonne cette technique assez rapidement : d’abord parce qu’il n’est pas très doué pour plonger ses patients dans un état hypnotique, ensuite parce que certaines patientes lui demandent de se taire, de les laisser parler sans les interrompre, de les écouter passer d’une idée à une autre…
Cette histoire met au centre du cadre thérapeutique la parole des malades, leur liberté de raconter sans être interrompu, ni influencé par un thérapeute dont le principal outil de soin est sa capacité à écouter sans brouiller ce qu’il recueille par ses propres représentations. Dans les Etudes sur l’hystérie[2], Breuer parle de la « narration dépuratoire » de sa patiente qui permet la disparition des symptômes. Freud écrit un peu plus loin : « Lorsqu’il s’agit, dans une analyse, de supprimer un symptôme capable de s’intensifier ou de réapparaître (douleurs, symptômes d’excitation tels que vomissements, sensations, contractures), on observe que le dit symptôme a, lui aussi, « son mot à dire » et c’est là un phénomène intéressant et qu’il n’y a pas lieu de redouter ». Le récit des patients et le discours des symptômes existent déjà chez Freud, dès sa formation à la fin du 19e siècle.
Revenons à l’actualité : Rita Charon[3] est à l’origine de la médecine narrative[4]. Professeur de médecine et docteure en littérature anglaise, elle a développé un cursus d’humanités médicales à l’université de Columbia. Elle remet le récit du patient au cœur de la relation entre soignant et soigné : « Pendant mes études, j’ai évidemment appris à reconnaître et à soigner telle ou telle maladie, j’ai beaucoup travaillé la technique, mais personne, à la faculté de médecine, n’apprend aux étudiants à écouter ce que le patient renvoie. Il y a des mots, mais aussi tout ce qui ne s’entend pas : des expressions du visage, des gestes de peur ou d’humeur… C’est pourquoi l’étude de la narration m’est devenue essentielle, parce que le récit devenait le pont entre le patient et moi ». Le développement des humanités médicales commence aux Etats-Unis à la fin des années 70, mais Rita Charon et ses collègues sont les premiers à mettre en œuvre le mouvement intitulé « médecine narrative : « Nous avons intégré la philosophie, la phénoménologie, le roman, la théorie littéraire pour nous aider à mieux comprendre comment fonctionne les histoires. L’objectif étant de lire dans les patients ».
Avant Rita Charon, il y a eu Paul Ricoeur, avant lui Freud et bien avant encore Aristote. La pensée prend forme sur un socle ou se tisse sur une trame déjà existante. Si l’on cherche à détruire certaines parties du socle théorique, on fait des trous dans la trame narrative et je ne comprends toujours pas à quoi cela pourrait bien servir…
Pour Ricœur, seul un être capable de rassembler sa vie sous forme d’un récit est par ailleurs capable d’accéder à cette identité éthique qui est celle de la promesse tenue. « Toute initiative est une intention de faire et, à ce titre, un engagement à faire, donc une promesse que je fais silencieusement à moi-même et tacitement à autrui, dans la mesure où celui-ci est, sinon le bénéficiaire, du moins le témoin. La promesse, dirai-je, est l’éthique de l’initiative. Le cœur de cette éthique est la promesse de tenir mes promesses »[5].
Pour la nouvelle année qui se profile dans le froid et la nuit, faites un récit de vos expériences cliniques, de vos constructions théoriques, des représentations que l’on vous a transmises et de celles que vous avez partagées, racontez le contenu, les détails et le décor de vos bonnes résolutions, aidez-les à se transformer en promesses qui s’accomplissent.
[1] Laurent Danon-Boileau, « La qualité narrative de la parole en analyse », in Revue Française de Psychanalyse, 1998, 62, 3, p. 722.
[2] Breuer et Freud, Etudes sur l’hystérie, Paris, PUF
[3] Rita Charon, Médecine narrative. Rendre hommage aux histoires de maladies, 2015, Sipayat.
[4] Entretien avec Rita Charon, par Nathalie Brafman et Pascale Santi, Le Monde, lundi 11 décembre 2023.
[5] Ricoeur, « L’initiative », 1986, in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris Le Seuil, 1998.
👉Anne Brisson, le 18 décembre 2023, pour l’association Cerep-Phymentin
« …Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin : Qui veut voyager loin ménage sa monture ; Buvez, mangez, dormez et faisons feu qui dure », Jean Racine, les Plaideurs, 1668
Après le mouvement et les activités sportives, le sommeil… c’est ainsi que la santé du corps, la stabilité physiologique, la satisfaction des besoins fondamentaux deviennent les conditions nécessaires au rétablissement ou au maintien de la santé mentale. Dans cette tendance, voici les nouvelles lignes directrices que donne l’OMS, le message qu’elle adresse aux enfants pour bien grandir : « Plus d’activité physique, moins d’activités sédentaires et un sommeil de bonne qualité permettront aux plus petits d’améliorer leur santé physique et mentale et leur bien-être, et contribueront à éviter l’obésité au cours de l’enfance et les maladies qui lui sont associées par la suite ». On est bien loin de Freud pour qui le sommeil est avant tout l’occasion du rêve !
J’accepte de me saisir du sujet, mais j’aimerais éviter l’écueil de conditionner trop rapidement la santé mentale à la santé physique, car le « bon sens » aurait « bon dos » s’il finissait par devenir un outil pour simplifier les discussions et les élaborations théorico-cliniques en psychiatrie.
Pour commencer, le sommeil a un dieu. C’est une bonne nouvelle, car en général les dieux grecs sont beaux et athlétiques, cela pourrait rendre le besoin de dormir attractif à tous ceux qui pensent que c’est une perte de temps ! Dans la mythologie, Hypnos est donc chargé de répandre le sommeil sur toute les créatures vivantes, il porte des ailes attachées à ses tempes ou ses épaules car son vol est silencieux comme celui des oiseaux de nuit. Hypnos a un jumeau, Thanatos, c’est-à-dire le Trépas : lui aussi apporte le sommeil, mais celui dont on ne se réveille pas. Les mortels aiment considérer Hypnos comme le plus doux et paisible des dieux parce qu’il vient les soulager en leur permettant d’oublier leurs peines : il répare les corps et les esprits fatigués des travaux du jour en renouvelant les forces pour le lendemain. Parmi les nombreux enfants du dieu du sommeil, trois se distinguent : Phobétor, celui qui épouvante, il est l’esprit des cauchemars et prend souvent la forme animale. On pourrait dire qu’il incarne le monstre sous le lit. Phantasos, celui qui produit les images fantastiques, il se change en pierre, en onde, en arbre, il occupe tous les objets qui sont privés de vie. C’est donc lui qui fabrique les décors des rêves. Enfin Morphée, qui est capable de prendre n’importe quelle forme humaine, il est par conséquent responsable du casting des personnages.
J’adore les mythes, ces récits qui personnifient toutes les représentations et les concepts. Chaque personnage incarne un élément de la pensée. On voit bien comment, par le choix des jumeaux Hypnos et Thanatos qui pourraient se confondre ou prendre la place l’un de l’autre, le mythe met en forme les associations possibles et souligne d’emblée la proximité entre le repos et la mort. De fait, pour de nombreux petits patients, le sommeil parce qu’il ressemble la mort fait très peur. Je me souviens des effets, quand je suis adolescente, de la chute du poème d’Arthur Rimbaud, « Le dormeur du val » : « Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ».
Le sommeil est une donnée physiologique fondamentale dès le début de la vie, c’est une fonction qui assure la survie et la santé, au même titre que l’alimentation. Nous passons près d’un tiers de notre vie assoupi et le sommeil est essentiel pour de nombreuses fonctions, comme la mémoire et l’apprentissage, le métabolisme, l’immunité, la longévité. Pourtant, le sommeil ne se commande pas aussi facilement que manger ou se mettre en mouvement. Dormir, s’endormir, ne se décrète pas volontairement. Ainsi, le sommeil s’abat sur les jeunes enfants qui ne le souhaitent pas et que l’on voit lutter avec force contre cet état de passivité. Les paupières sont lourdes, ils titubent sur leurs petites jambes, mais ils essaient de puiser ce qu’il reste dans leur réservoir de vitalité pour écarquiller les yeux et faire quelques acrobaties de plus. Que de berceuses écrites et chantées pour faciliter le passage… Au contraire, le sommeil échappe à l’adulte anxieux, agité, assailli par ses ruminations, qui tente de construire psychiquement des digues pour repousser des vagues immenses, celles des soucis du jour et du lendemain. L’assoupissement tant désiré peut rester insaisissable pendant des heures, malgré les efforts, le renfort de la méditation, de la tisane « nuit calme » ou « nuit profonde » …
Le sommeil occupe donc une place différente tout au long du développement : il y a le sommeil qui favorise la maturation des tout petits, le sommeil refuge des adolescents, le sommeil angoissé des trentenaires, le sommeil discontinu des quarantenaires, le sommeil trop léger des cinquantenaires, le sommeil terrassant des personnes âgées. Le sommeil peut-être un abri pour les personnes déprimées tandis qu’il devient un mirage pour les personnes angoissées. Pour s’endormir, il faut accepter de se séparer de la réalité, de flotter hors du temps, de laisser la raison de côté au profit du monde imaginaire et des pensée inconscientes. Cela nécessite de ne pas avoir trop peur d’abandonner un temps ces repères. Pour Freud, le rêve est le gardien du sommeil car il offre à l’inconscient la possibilité d’exprimer ses désirs pendant que le Moi se repose sans avoir à exercer la censure, ni assurer la tranquillité du sujet. Le rêve a pour fonction de permettre la poursuite du sommeil. Pour Bion, le rêve permet de digérer les matériaux psychiques par leur symbolisation, digérer « les faits », en tirer des informations et ainsi apprendre par l’expérience. Le sommeil est donc à la fois le repos du corps et le travail de la psyché.
Le sommeil peut aussi intervenir dans notre vie quotidienne comme un mécanisme de défense : celui du patient qui s’endort en séance pour éviter certaines évocations, celui du psy dont l’appareil psychique est neutralisé par l’agressivité du patient et son désir de contrôle. En périnatalité par exemple, on voit souvent les bébés s’endormir profondément au début de la consultation comme pour se protéger de la dépression maternelle qui va se déployer une fois que les mères se sentent suffisamment contenues par le cadre thérapeutique pour exprimer pleinement leur détresse. Je me souviens aussi d’un jeune garçon, grand et solide pour son âge, qui s’endort profondément sur le divan quand sa mère commence à évoquer le parcours d’immigration et de traumatismes qui a été le sien avant la grossesse et la naissance de cet enfant. Le déracinement et l’isolement renforcent la dépression maternelle dont l’enfant se défend en se repliant dans un sommeil proche de la léthargie. Je pense enfin à cet adolescent qui traverse manifestement des turbulences dans la construction de son identité de genre et de ses choix amoureux, mais qui refuse farouchement d’explorer cette piste de réflexion pendant ses séances de psychothérapie. Sans un mot, il fait tout ce qu’il peut pour m’empêcher de penser et son hostilité associée à son désir de me contrôler me plonge régulièrement dans une forme d’engourdissement que je dois combattre.
On tombe de sommeil, on s’écroule, on succombe, on le cherche, on l’appelle, on le fuit, on veut le retenir, en voilà un dieu avec de nombreux visages ! Si l’on met de côté la mythologie enchanteresse pour revenir à notre sombre mais réelle actualité : oui bien sûr, le sommeil est bon pour la santé physique comme mentale, il regénère le corps, repulpe la peau, ressource l’âme, mais les troubles psychiques sont des constructions complexes, dont certains éléments restent énigmatiques, et qui nécessitent des soins qui tiennent compte de cette intrication. Essayons d’échapper aux simplifications, aux précipitations, aux rationalisations, à tout ce qui fabrique des solutions « prêt-à-penser ». Restons vigilants, ne nous laissons pas… endormir.
👉Anne Brisson, le 28 novembre 2023, pour l’association Cerep-Phymentin
« On voit à la démarche de chacun s’il a trouvé sa route. L’homme qui s’approche du but ne marche plus, il danse » (Nietzsche)
Il y a des phrases que l’on a tellement entendues, à différents âges de la vie, qu’elles provoquent immédiatement lassitude, voire écœurement. Typiquement en fait partie pour moi la formule « un esprit sain dans un corps sain »[1]… En voilà une devise qui vous hérisse le poil entre 13 et 17 ans, quand votre activité physique privilégiée est d’être allongé sur un lit moelleux avec un livre/écran et un paquet de fraises Tagada ou quand votre projet de sortir prendre une marche a pour objectif premier (mais dissimulé) d’aller fumer discrètement une cigarette…
Les traces de mon agacement adolescent sont réactivées par l’ambiance de la rentrée de septembre : nombreuses publicités pour les salles de sport, discussions sur les performances des rugbymen, informations/débats à propos des Jeux Olympiques à venir relancent mon questionnement sur la place du sport dans la vie quotidienne. Et pour enfoncer le clou, une collègue me parle des prochains thèmes des Semaines d’Information sur la Santé Mentale, dont celui qui va promouvoir activité physique et bien-être général…
Il en va de l’avenir de la psychiatrie, alors je me renseigne. Concernant l’articulation entre santé mentale et sport, voici ce que l’OMS présente comme les « principaux faits » :
Dans le cadre de ses recommandations, l’OMS donne ensuite des indications (par tranches d’âge et groupes de population précis) sur le volume d’activité physique nécessaire à une bonne santé : 180 minutes d’activité physique par jour pour les enfants entre 1 an et 2 ans, 60 minutes par jour pour les adolescents (si j’avais su…), entre 150 et 300 minutes par semaines pour les adultes entre 18 et 64 ans.
J’ai moi-même fait l’expérience des bénéfices que procure une activité physique régulière, mais je ne peux m’empêcher d’être légèrement sceptique à l’égard des préceptes de l’OMS qui établit un lien aussi rapide entre sport et santé mentale. Mais de fait, si le lien est facile à construire, c’est que l’OMS n’invente rien et emprunte à de nombreux chercheurs, à commencer par les philosophes de l’Antiquité.
Platon, par exemple, écrit dans le Timée : « Il n’est qu’un seul et même salut pour les deux parties de notre être : c’est de ne mouvoir ni l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, afin que, se défendant l’une contre l’autre, elles parviennent à l’équilibre et à la santé »[2]. Le corps fait l’objet d’un soin attentif dans la mesure où il doit interférer avec les activités de l’âme aussi peu que possible. Socrate va jusqu’à dire que la gymnastique doit rendre le recours à la médecine inutile.
Pour Platon, la pratique du sport s’inscrit dans la recherche d’équilibre entre soin du corps et de l’âme : « Ceux qui s’adonnent exclusivement à la gymnastique parviennent à une disposition d’une excessive brutalité, alors que ceux qui se consacrent uniquement à la musique et à la poésie deviennent plus mous que ce qui est bon pour eux »[3]. Il est donc question de quantité et de modération, notions importantes pour la clinique des troubles psychiques puisqu’elle permettent d’évaluer l’importance des symptômes et l’intensité de la psychopathologie. Il faut se souvenir que pour le philosophe Canguilhem, qui développe cette idée dans sa thèse de médecine en 1943[4], il existerait un continuum entre l’état normal et l’état pathologique : la variation de l’un à l’autre serait d’ordre quantitatif et non qualitatif. La quantité donc… y compris pour la pratique sportive qui doit être modérée pour rester du côté du soin. Cela me rappelle le travail de Gérard Szwec sur ceux qu’il appelle « les galériens volontaires » et qui utilisent la pratique sportive en excès : des hommes qui « rament, courent, nagent jusqu’aux limites de leurs forces puis recommencent sous l’effet non d’un plaisir mais d’une contrainte de répétition d’un comportement à l’identique »[5]. Le surinvestissement moteur et perceptif vise à faire le vide dans l’appareil psychique et s’oppose à toute activité fantasmatique. La détente est attendue de l’épuisement de la machine automatique en quoi le corps a été transformé. « Il y a toutes sortes de galériens volontaires dont le comportement intrigue, des marathoniens, des danseuses ou des sportifs pratiquant un entraînement intensif. Le but d’accomplir un exploit masque souvent d’autres buts, plus discrets, qui sont atteints par le moyen de la mise en tension répétitive du corps et des sens (…) ». Ainsi ces galériens utilisent les activités physiques comme des « procédés autocalmants » pour s’empêcher de penser et pour ramener le calme à travers la recherche de l’excitation.
A l’inverse, certaines pratiques sportives exercées avec modération ont depuis longtemps la réputation d’aider à penser.
Elève de Platon, Aristote fonde une école à Athènes, dans un gymnase public appelé le Lycée, qui était déjà un lieu de réunion philosophique. Socrate lui-même avait l’habitude de s’y rendre. Cette école possède une galerie couverte ou un promenoir planté d’arbres. Le philosophe enseigne en marchant dans les jardins, suivi de ses élèves. Ainsi s’opère depuis l’Antiquité un rapprochement intuitif entre mouvement de la pensée et mouvement du corps, et le modèle le plus ajusté de cette collaboration semble être celui de la marche. « Elle permet de nouvelles connexions entre les cellules au cerveau, d’augmenter la taille de l’hippocampe (une zone du cerveau essentielle pour la mémoire) et d’élever le nombre de molécules qui stimulent la croissance de nouveaux neurones et la transmission des messages entre eux. C’est aussi un moyen de connecter le rythme de notre corps à notre état mental, à la différence de tous les autres moyens de locomotion, le vélo, la course, etc. qui sont trop rapides. C’est justement parce qu’on n’effectue pas d’effort conscient que la marche permet au cerveau d’être créatif et mettre un pied devant l’autre nous permet d’envisager une idée après l’autre »[6]. Et plus encore, l’article du New Yorker s’appuie sur l’exemple de nombreux écrivains pour établir une connexion profonde et intuitive entre marcher, penser et écrire : « De la même manière, l’écriture oblige le cerveau à revoir son propre paysage, à tracer un parcours à travers ce terrain mental et à transcrire le cheminement des pensées qui en résulte en guidant les mains. La marche organise le monde qui nous entoure, l’écriture organise nos pensées ». Ainsi de nombreux penseurs racontent ce que leurs œuvres doivent à l’exercice régulier et solitaire de la marche : il y a la promenade de Kant dans les jardins de Königsberg, les voyages du jeune Rousseau à pied d’Annecy à Turin, de Paris à Chambéry, les randonnées de Nietzsche dans les montages de l’Engadine, les sorties quotidiennes de Thoreau en forêt…
Il est souvent bon de ressusciter de vieilles idées, qui viennent de l’Antiquité et qui sont impérissables, et de les remettre au goût du jour, parce qu’elles sont utiles pour penser quelle que soit l’époque. Cependant, il me semble qu’il serait incorrect de les présenter comme des idées nouvelles ou des trouvailles. Mettre en lumière le sport comme un remède essentiel pour la santé mentale dans cette période où la psychiatrie est sinistrée est une pirouette difficile à applaudir...
La question de la place du corps en mouvement dans la vie quotidienne et son lien avec les activités psychiques retiennent davantage mon intérêt. A tous les jeunes et moins jeunes élèves qui gigotent sur leur chaise, se lèvent pour ramasser leur gomme et réclament d’aller aux toilettes, à tous ceux qui ne peuvent immobiliser leur corps, ni restreindre le mouvement, je leur offre un argument formulé par Nietzsche : « Les seules pensées valables viennent en marchant]».
[1] « Mens sana in corpore sano », citation extraite de la dixième Satire de Juvénal qui soutient ainsi qu’il faut cesser d’implorer vainement les dieux, mais requérir de leur part santé physique et mentale. La santé était jadis associée à une puissance transcendante d’où son lien avec la « sainteté »
[2] Platon, Timée, 88, c et d
[3] Platon, République, III, 410d
[4] Georges Canguilhem, Le normal et la pathologique, Paris, PUF
[5] Gérard Szwec, Les galériens volontaires, Paris, Puf
[6] The New Yorker, « Why walking helps us think », by Ferris Jabr, September 2014
👉Anne Brisson, le 19 octobre 2023, pour l’association Cerep-Phymentin
Franchement, je ne peux pas dire du mal de l’Intelligence Artificielle… Elle m’a fait gagner quelques heures de vie que je n’ai pas eues à consacrer à ma comptabilité. Mon logiciel a, depuis l’année dernière, appris tout seul à catégoriser mes recettes et dépenses en prenant modèle sur mon précédent travail de catégorisation. Ainsi, lorsque la mort dans l’âme (et le fouet à la main), je me décide à boucler ma comptabilité 2022, persuadée d’en avoir pour plusieurs heures, voire plusieurs jours de labeur, quelle ne fut pas ma surprise en constatant que le travail de catégorisation avait progressé sans aucune intervention de ma part et que le logiciel me tendait sur un plateau doré une déclaration à finaliser en quelques clics…
On définit l’IA comme une discipline dont le but est de parvenir à faire imiter par une machine les capacités cognitives d’un être humain au moyen d’algorithmes et de calculs. Je suis forcée de constater que mon logiciel a très bien imité mes capacités cognitives, en matière de comptabilité en tout cas !
L’histoire de l’IA débute en 1943 avec les premiers travaux mathématiques qui cherchent à créer un réseau de neurones. Le terme d’IA est prononcé en 1956, lors d’une conférence de John McCarthy (grand mathématicien à l’origine de la technique du « temps partagé » qui permet à plusieurs utilisateurs d’employer simultanément un même ordinateur), puis Arthur Samuel invente le terme de « machine learning » alors qu’il travaille chez IBM. Un Français, Yann Le Cun, met au point le premier réseau de neurones artificiels capables de reconnaître des chiffres écrits à la main en 1989. C’est le développement du « deep learning » qui aboutit en 1997 à un événement qui marque l’histoire de l’IA : le système Deep blue d’IBM triomphe du champion du monde d’échecs, Gary Kasparov.
Depuis les années 60, l’IA joue un rôle de plus en plus important, mais pas toujours visible ou repérable dans notre vie quotidienne, dès que nous avons recours aux machines et à la technologie. La naissance de ChatGPT et sa mise en ligne en novembre 2022 permet un rapport plus lisible, direct et individuel avec l’IA. Chacun peut se connecter gratuitement à cet outil qui est décrit comme une IA conversationnelle capable de répondre instantanément à nos questions et d’adapter son discours en fonction de nos réponses. Ce chatbot peut reconnaître ses erreurs, contester des informations incorrectes et rejeter des demandes inappropriées pour éviter les dérives. Depuis son lancement, les utilisateurs lui demandent de l’aide pour leurs devoirs, leur travail, lui posent aussi des questions subtiles ou absurdes pour tenter de mesurer sa puissance et ses manques. Il y a ceux qui se réjouissent, ceux qui se méfient, ceux qui s’inquiètent. En famille, entre amis et en société les débats sont lancés : Pour ou contre ? Pourquoi faire et jusqu’où ? Les ressources formidables de l’outil font rapidement passer de l’émerveillement à la crainte et des penseurs comme Noam Chomsky dans le New York Times, écrivent pour mettre en garde : « Alors que l’intelligence humaine est capable d’expliquer et de réguler, c’est-à-dire délimiter le possible et l’impossible, l’IA se contente de décrire et de prédire. Le fait que nous ayons recours à des principes éthiques nous permet de déterminer ce qui doit être et ce qui ne doit pas être. De son côté, l’IA produit de la pensée et du langage avec une certaine indifférence morale : « ChatGPT fait preuve de quelque chose comme la banalité du mal : plagiat, apathie, évitement (…) Ce système offre une défense du type : je ne fais que suivre les ordres, en rejetant la responsabilité sur ses créateurs »[1].
J’aimerais éviter et la fascination et la peur, pour garder ma curiosité vivante. La première question qui me vient est de trouver ce qui, au sein de toute l’activité psychique humaine, pourrait résister à l’imitation par l’IA. Ce que dit Chomsky au sujet de la morale qui vient faire le tri dans ce que l’incroyable pouvoir de création narrative de l’homme peut produire me fait penser que la machine n’est pas encore en mesure de se regarder penser, ce que l’homme lui-même a déjà du mal à faire. C’est ce que met en lumière le cadre analytique inventé pour favoriser l’exploration de son propre psychisme avec l’aide du psychisme d’un autre : le travail d’introspection est lent et parfois laborieux. Identité narrative, pensée associative, récit de rêve, récit de souvenir : comment l’IA pourrait se saisir de tout ce matériel qui puise dans deux sources à la fois, la conscience et l’inconscient.
Me revient le titre d’un Podcast qui m’avait beaucoup intéressée il y a déjà quelques années : « L’homme qui avait la formule mathématique des bonnes histoires »[2]. Yves Bergquist est chercheur dans le laboratoire « Entertainment Technology Center » de l’université de Californie du Sud, un centre où la technologie est donc au service du divertissement. Son travail consiste à comprendre et prévoir les relations du public avec des contenus en s’appuyant sur des critères comme les personnages, les émotions exprimées, les structures narratives.
Pour Yves Bergquist, tout est récit : « Le divertissement est passé du statut d’objet dans nos vies à celui d’environnement dans lequel nos vies se déroulent. C’était un produit que l’on consommait avant de retourner à la réalité, il me semble que le divertissement, et le récit en général, est devenu ce qui fabrique la réalité ». Ainsi, notre identité personnelle et nos choix sont façonnés par les processus narratifs qui nous entourent et qui nous constituent au cours de notre développement. Selon lui l’objectif de la psychothérapie est de se séparer des processus narratifs traditionnels imposés par les parents pour dégager les siens propres. Si les processus narratifs sont au cœur de l’identité individuelle et collective, il devient très intéressant de pouvoir prédire quel type de processus narratif va pouvoir générer quel type de comportement chez les individus. Grâce à des millions de données issues de scripts, de livres, de chansons et rassemblées dans une base, les chercheurs ont conçu une formule mathématique capable de mesurer l’intérêt de tel contenu pour tel public. Dans leur laboratoire, ils n’utilisent cette formule que pour mieux calibrer les divertissements au profit des intérêts économiques, mais sans doute que des formules similaires sont déjà utilisées dans bien d’autres domaines…
Yves Bergquist explique qu’il a fait sa formation à l’Université de la singularité, située dans la Silicon Valley. L’un des fondateurs est Ray Kurzweil, professeur au MIT, titulaire du prix américain de la technologie, qui est décrit comme une « machine cérébrale ultime »… et voici l’une de ses citations célèbres : « Télécharger un cerveau humain signifie scanner tous les détails essentiels et les installer ensuite sur un système de calcul suffisamment puissant. Ce processus permettrait de capturer l’intégralité de la personnalité d’une personne, sa mémoire, ses talents, son histoire »[3].
Alors pour me rassurer sur la puissance et les limites actuelles de l’IA, je demande à ChatGPT de me raconter un rêve. Il me répond sans hésitation et sans aucun délai, à la différence d’un humain qui aurait pris quelques secondes pour rassembler ses idées : « Bien sûr ! Voici un rêve imaginaire : dans ce rêve, je me trouve soudainement au sommet d’une montagne majestueuse, entourée de pics enneigés qui brillent sous la lumière du soleil. Je me sens léger comme une plume, capable de voler au-dessus de la vallée en contrebas »… Le récit est féérique, fantastique, et s’appuie sur un assemblage d’informations sensorielles, il n’a aucun intérêt sur le plan du contenu. Alors je reformule ma requête : Raconte-moi un rêve qui pourrait intéresser Freud : « Bien sûr ! Le rêveur se trouve dans une forêt sombre et dense, où il se sent perdu. Il marche à travers les arbres, cherchant un chemin, mais il ne peut pas trouver de sortie. Soudain, une créature mystérieuse et effrayante apparaît, mi-homme mi-animal, et le poursuit à travers la forêt. Le rêveur ressent une grande anxiété et un sentiment d’oppression pendant cette poursuite. Freud interpréterait peut-être ce rêve en mettant en avant le symbolisme. La forêt dense pourrait représenter l’inconscient du rêveur, un endroit où il se sent perdu et confus. La créature mi-homme mi-animal pourrait symboliser des désirs ou des pulsions refoulés qui le poursuivent et lui causent de l’anxiété. Ce rêve pourrait être une expression de conflits internes et de désirs refoulés que le rêveur doit explorer pour mieux comprendre sa psyché ». Etrangement, ce récit me touche, parce qu’il condense toutes les connaissances que la machine a enregistrées sur le rêve et sur Freud. Ce rêve d’angoisse est caricatural et son interprétation est simplifiée, le texte est cohérent et convenu, mais en utilisant le conditionnel la machine donne l’impression de prendre des précautions, de reconnaître son impuissance face à ce matériel qui, comme les souvenirs et les émotions, ne peut encore être transposé d’un cerveau à un autre, ni d’un cerveau à une machine.
C’est le propre de l’homme que de pouvoir s’attendrir, même à l’égard d’une machine qui n’en ressentira pas les effets… enfin jusqu’à présent.
[1] Noam Chomsky, Ian Roberts et Jeffrey Watemull, Tribune parue dans le New York Times, mars 2023.
[2] Podcast de Xavier Delaporte è juin 2021, in « Le code a changé », France Inter
[3] Ray Kurzweil, Humanité 2.0, la Bible du changement, 2007
👉Anne Brisson, le 19 septembre 2023, pour l’association Cerep-Phymentin
C’est une rencontre inopinée avec une comédienne et auteure de théâtre qui relance pour moi la réflexion sur la folie, sa place en chacun de nous, dans la société et dans l’histoire.
« Si l’homme n’est pas fou, c’est qu’il n’est rien. Le problème c’est de savoir comment il soigne sa folie. Si vous n’êtes pas folle, comment voulez-vous que quelqu’un soit amoureux de vous ? Pas même vous, vous comprenez ? Ce qui ne veut pas dire que si vous ne savez pas être folle alors on va vous foutre à l’hôpital psychiatrique, parce que les fous qu’on met dans les hôpitaux psychiatriques, c’est des types qui ratent leur folie. L’important de l’homme, c’est de réussir sa folie »[1]. C’est ainsi que François Tosquelles, psychiatre espagnol, républicain, exilé en France, parle de la folie. Dans un autre style, mais sur le même fil, Joyce McDougall fait elle aussi un « Plaidoyer pour une certaine anormalité[2] » : « A ceux, aujourd’hui nombreux, qui ne voient dans la psychanalyse que la forme même de l’effort pour « normaliser » toute expression déviante, ce livre apporte une double réponse. D’une part, il existe une « suradaptation » à la réalité dont seule l’expérience analytique révèle la misère psychique sous-jacente. D’autre part, les « déviations » les plus aberrantes témoignent, quand on parvient à en reconstruire le scénario inconscient, d’une créativité remarquable ».
Selon la définition de l’OMS, le concept de santé mentale qui émerge à la fin du 19E siècle suppose l’aptitude chez l’individu à nouer des relations harmonieuses avec autrui et à participer de manière constructive aux modifications du milieu social et physique. Elle implique aussi la résolution harmonieuse et équilibrée des conflits en puissance parmi ses propres tendances instinctives. Comme l’explique Claude-Olivier Doron[3], l’idée centrale de ce mouvement moderne et progressif est la suivante : le sujet de la santé mentale, c’est l’individu et ses rapports avec l’environnement, et cela nécessite que « l’individu ait pu développer sa personnalité de façon à ouvrir à ses impulsions instinctives un champ d’expression harmonieuse dans la pleine réalisation de ses possibilités ». Le projet était beau et plein de promesses et plaçait l’harmonie au cœur du système : d’abord à l’intérieur de l’individu pour un développement équilibré, puis à l’extérieur, entre les individus, pour un monde relationnel dans lequel tout conflit est neutralisé. C’est dans ce contexte que les thérapies de groupe prennent leur essor. Rappelons que la source théorique de l’harmonie est psychodynamique, il s’agit de l’Ego psychology élaborée par Anna Freud dans sa recherche de l’équilibre entre les pulsions. Lacan avait perçu dès le départ les enjeux politiques douteux du concept, et pourtant la santé mentale commence par engendrer des transformations positives : elle ouvre le champ de la psychiatrie, elle fait sortir les patients des asiles, elle fait diminuer la contention, soutient l’autonomie des malades, déploie les soins communautaires. C’est ainsi que se développent les courants anglais, américains, italiens de l’antipsychiatrie et le courant français « désaliéniste ». Ouvertures, critiques, élaborations, constructions de nouveaux modèles, et puis la bascule qui referme : « La notion de santé mentale, en venant se greffer à ces courants révolutionnaires, se constitue comme un opérateur de « désinstitutionnalisation » pour changer en profondeur les pratiques asilaires. Quelques années plus tard, la désinstitutionnalisation sera l’argument clé des gestionnaires pour détruire le soin aux personnes psychotiques, sous prétexte de progressisme et de lutte contre l’asile »[4].
Belle idée moderne de la psychiatrie d’après-guerre, la santé mentale s’est transformée en outil de normalisation et de contrôle. Depuis les années 1980, comme le décrit Mathieu Bellahsen, « une neuropsychiatrie « scientifique » a ouvert la voie au discours gestionnaire : il s’agissait désormais de classer, de gérer, d’évaluer »[5].
Ainsi, une nouvelle phase d’expansion de la santé mentale commence et la conquête du terrain s’appuie sur l’édification de classifications internationales des maladies et des troubles mentaux. « Ce modèle classificatoire s’est également fondé sur une convergence d’intérêts entre l’industrie pharmaceutique et le système assurantiel nord-américain »[6]. « En réalité, bien loin de soigner la pathologie en elle-même, les thérapeutiques médicamenteuses servent plutôt à entrer en contact avec la personne afin d’apaiser une souffrance trop vive et de permettre un travail de mise en sens. Cette dimension, la plus ardue, est pourtant la plus passionnante pour les cliniciens et la plus importante pour les patients. Si l’on prend l’exemple d’une personne reçue pour une bouffée délirante aiguë qui exprime la difficulté de son rapport aux siens et au monde qui l’entoure, dans une perspective DSM, le rôle du clinicien est de faire taire le délire pour amender le symptôme »[7]. Il n’est plus question de comprendre pourquoi cette personne délire à ce moment-là, sur ce thème-là. Pour Mathieu Bellahsen, abandonner la mise en sens, c’est aussi faire perdre aux soignants le sens même de leur travail, et cela « érige le renoncement au rang de science objective ».
Je suis plongée dans ces réflexions qui se font écho entre elles : j’écoute par hasard Claude-Olivier Doron qui parle de la santé mentale sur France Culture, il me fait penser à Mathieu Bellahsen et son livre qui raconte la façon dont la santé mentale est devenue outil de normalisation et de contrôle, qui, lui, cite François Tosquelles, qui me rappelle la découverte de l’antipsychiatrie pendant mes années étudiantes, et pour finir clignote comme un néon coloré dans ma tête la très belle formule de Joyce McDougall, « plaidoyer pour une certaine anormalité », qui m’a servi de guide dans ma découverte de la clinique.
Je suis immergée dans ce grand bain quand je croise Léa Fonder comédienne et auteure, dans un café de quartier qui accueille troupes et spectateurs à la sortie du théâtre Darius Milhaud. C’est un cadre qui, quelques minutes après la fin du spectacle, défait la frontière entre la scène et la salle et qui permet les rencontres informelles et improvisées. Elle a écrit une pièce sur l’enfermement psychiatrique dont aurait pu croire qu’il avait évidemment changé de forme depuis les premiers asiles. Et pourtant… même si dans l’histoire, chaque génération cherche à faire rupture avec la précédente, il existe des situations qui relèvent de la permanence.
Léa Fonder est partie d’expériences récentes d’hospitalisation pour convoquer des artistes célèbres qui ont vécu et écrit l’enfermement à des époques très différentes. Vincent Van Gogh, Camille Claudel, Antonin Artaud, Sarah Kane et Virginie Despentes sont ainsi réunis l’espace d’une journée pour témoigner de leur vécu face à leur enfermement forcé : « Ces histoires me touchent. Elles révèlent l’absurdité de l’enfermement psychiatrique lorsqu’il est utilisé non dans le but de soigner, mais de mettre au banc de la société ceux qui y sont un tant soit peu réfractaires. Encore aujourd’hui et trop souvent la psychiatrie, à force de médicaments et d’infantilisation, a pour but de maîtriser les patients à défaut de les guérir. « Les Enfermés »[8] a été écrit dans le but d’exposer ces thèses, d’attirer le public dans cet asile imaginaire mais ô combien proche de la réalité. Le cadre offert à ces protagonistes pour se rencontrer et s’exprimer reflète leur génie, leurs angoisses, leur désœuvrement aussi, confrontés à un enfermement tant physique que mental ».
Voici un extrait du début de la pièce :
8h05
LE DOCTEUR. – Bonjour, bien dormi ?
VINCENT VAN GOGH. – Tous les matins, le docteur me réveille en en me posant cette éternelle question.
VIRGINIE DESPENTES. – Une question à laquelle il n’attend évidemment aucune réponse.
SARAH KANE. – Un jour je lui ai répondu : « Oui ça va merci. », mais il n’a pas écouté ma réponse.
LE DOCTEUR. – Vous n’avez pas besoin d’un ami, vous avez besoin d’un médecin. Nous avons une relation professionnelle. Je pense que nous avons une bonne relation. Mais c’est professionnel.
ANTONIN ARTAUD. – Le même personnage revient chaque matin accomplir sa révolte, criminelle et assassine, sinistre fonction, qui est de maintenir l’envoutement sur moi. De continuer à faire de moi cet envouté éternel, etc. etc.
Un peu plus tard, au moment de la distribution des médicaments :
ANTONIN ARTAUD. – Les médecins tiennent sous couveuse les morts.
SARAH KANE. – La nuit, les médicaments me plongent dans le coma ; arracher mon corps du lit me demande beaucoup d’efforts.
VIRGINIE DESPENTES. – Les mêmes cachetons que j’aurais payés en boite ou en concert, maintenant je lutte pour les recracher.
CAMILLE CLAUDEL. – On me force à me laver.
VINCENT VAN GOGH, il mord dans un sandwich. – Et à manger ! Je prends tous les jours le remède de l’incomparable Dickens contre le suicide. Cela consiste en un verre de vin, un morceau de pain et du fromage, et une pipe de tabac. Bien manger, bien vivre, voir un peu de femmes, en un mot vivre d’avance absolument comme si on avait déjà une maladie cérébrale et une maladie de la moëlle, sans compter la névrose qui elle existe réellement.
VIRGINIE DESPENTES. – Petit dèj’ pourri, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, mais qu’on m’explique l’intérêt de faire bouger les internés si tôt, vu comment tout le monde s’emmerde.
LE DOCTEUR. – Rangez cette bouteille d’alcool Monsieur Van Gogh ! L’alcool ainsi que les drogues sont prohibés dans cet établissement ! Ne m’obligez pas à informer votre frère de votre conduite.
VINCENT VAN GOGH. – Tout de suite mon cher docteur. Quand j’ai cessé de boire, quand j’ai cessé de tant fumer – quand j’ai commencé à réfléchir au lieu de chercher à ne pas penser – mon Dieu quelles mélancolies et quel abattement.
CAMILLE CLAUDEL. – Le docteur veut que je me concentre sur des besoins primaires et veut me faire oublier tout le reste.
SARAH KANE. – Ma nourriture est pesée et on note ce que je parviens à ingérer ou non.
LE DOCTEUR. – On se doit d’avoir un œil attentif sur les anorexiques.
SARAH KANE. – Je suis grosse. Je ne peux pas manger. Je suis terrifiée par les médicaments. Mes hanches sont trop fortes. J’ai horreur de mes organes génitaux. Je ne veux pas vivre.
LE DOCTEUR, à Sarah. – Mangez Mademoiselle Kane s’il vous plait.
SARAH KANE, au docteur. – Est-ce que vous méprisez tous les gens malheureux ou est-ce que ça m’est réservé ?
LE DOCTEUR, à Sarah. – Je ne vous méprise pas. Ce n’est pas votre faute, vous êtes malade.
La pièce de théâtre de Léa Fonder raconte le déroulé d’une journée à l’hôpital à travers les ressentis des cinq artistes et, malgré les écarts dans le temps entre l’expérience de chacun d’entre eux, leur récit fabrique une trame commune qui permet de se représenter l’hospitalisation en psychiatrie, l’enfermement, ses constantes à travers l’histoire : contrainte, neutralisation des symptômes, rigidité de l’emploi du temps, régulation par les médicaments, entretiens répétitifs et dirigés, désœuvrement, ennui, isolement… Dans un tel contexte, comment imaginer pouvoir relancer l’élan vital des patients ? Je reprends ici les mots de Tosquelles : « Tout d’abord, je veux dire que jamais nulle particule de vie psychique naît du seul mouvement d’un homme isolé. Pour que la vie psychique naisse, il faut être plusieurs, plus ou moins rassemblés et en fait de genres très différents ; souvent de générations différentes. Il faut des rencontres-mouvements ; des déplacements dans l’espace et dans le temps – lesquels se conjuguent néanmoins en une seule danse par des ensemble qui se déroulent à des niveaux différents »[9].
Et donc, parce que lire les auteurs et aller au théâtre offrent la possibilité de faire dialoguer à l’intérieur de soi tout ce beau monde, que penserait Tosquelles de la pièce de Léa Fonder ? Serait-il dépité de reconnaître des éléments qui soulignent la continuité entre l’enfermement de l’avant-guerre et l’enfermement psychiatrique dans sa forme moderne comme si la rupture épistémologique n’avait pas réussi à engendrer de modifications durables ? Ou bien pourrait-il se réjouir qu’une expérience d’hospitalisation donne finalement naissance à la création d’une pièce de théâtre qui a entrainé des comédiens et des spectateurs dans des moments de partage vivant ? N’est-ce pas « réussir sa folie » que de transformer les institutions psychiatriques en théâtre de la vie et l’enfermement en un moment de construction créative ?
Crédit photo pour les portraits de Léa Fonder/Camille Claudel : @simon.herengt
►Contacter Léa Fonder, directrice artistique de la Compagnie La Marquise - 06 13 49 56 37 - leafond@hotmail.com
[1] Entretien de François Tosquelles par Cécile Hamzy, in Joana Maso, Soigner les institutions, L’Arachnéen, 2021
[2] Joyce McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, 1978
[3] Claude-Olivier Doron, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/comment-ca-va-la-sante-mentale-9056424
[4] Mathieu Bellahsen, La santé mentale, Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique éditions, 2014, p.44
[5] Mathieu Bellahsen, La santé mentale, Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique éditions, 2014
[6] Idem, p.55
[7] Idem, p.58
[8] Léa Fonder, « Les Enfermés », pièce de théâtre.
[9] François Tosquelles, « Emergences des crises vitales humaines », intervention reprise in Soigner les institutions, textes choisis et présentés par Joana Maso, L’Arachnéen, 2021
Anne Brisson, le 23 mai 2023
Autisme, le mot a fait tache d’huile depuis le temps lointain de mes études. Bien sûr toute la nosographie psychiatrique s’est transformée depuis le premier DSM en passant par le DSM 4 en 1994 jusqu’au DSM 5 en 2013. Mais avec cette dernière version est apparue la notion de spectre, et à travers lui l’autisme s’est propagé de manière lente et continue, s’est répandu de proche en proche, touchant ou recouvrant pour finir de nombreuses catégories diagnostiques au point que l’on puisse finalement penser l’existence d’« une zone de potentialité autistique propre à tout être vivant… » comme l’a déjà formulé Bernard Golse.
Adaptation : le mot-clé
Je ne vais pas revenir sur l’historique des classifications en psychiatrie, même si j’ai écouté un podcast[1] très intéressant sur l’avènement du concept de « santé mentale » à la fin du 19e siècle : Claude-Olivier Doron, maître de conférence en histoire et philosophie des sciences, explique que la santé mentale implique la capacité de s’adapter à des milieux différents, comme le monde du travail, l’école et le monde social. La modernité nécessite que l’individu soit plastique, qu’il puisse s’ajuster à des changements incessants, qu’il développe « l’aptitude à nouer des relations harmonieuses avec autrui » : par conséquent celui qui ne peut s’adapter est en « mauvaise santé mentale ». Ce que je vais reprendre de ce podcast est la notion d’adaptation, car elle occupe une place très importante dans les recherches en psychiatrie et qu’elle résonne particulièrement fort dans le champ de l’évaluation de l’autisme. Je ne reviendrai pas non plus sur les hypothèses étiologiques concernant l’autisme, le sujet est trop vaste et sensible. L’adaptation est donc mon fil rouge, quitte à ce que mon petit ouvrage de couture élaboratrice soit dépourvu d’harmonie !
Intérêt et limite du gold standard pour le diagnostic des TSA
Récemment, j’ai eu l’occasion de bénéficier d’une formation à l’ADOS-2 (échelle d’observation pour le diagnostic de l’autisme). En passant, je précise que cette formation est vivement conseillée par l’ARS, car elle entre dans le cadre des recommandations de bonnes pratiques professionnelles pour les institutions de soins. Comme le décrit le manuel[2] : l’ADOS-2 « est une technique semi-structurée et standardisée pour l’évaluation de la communication, de l’interaction sociale et du jeu ou de l’utilisation imaginative d’un matériel pour des personnes ayant été adressées en consultation pour un diagnostic d’autisme ou d’autres troubles du spectre autistique (…). L’ADOS-2 est constituée d’un ensemble d’activités standardisées qui permet à l’examinateur d’observer les comportements importants pour le diagnostic des TSA, à différents niveaux de développement et à différents âges chronologiques. L’ADOS-2 intègre des situations sociales planifiées qui constituent des incitations (…) à partir desquelles un comportement d’un type particulier devrait apparaître. Les activités et le matériel structurés apportent un contexte standardisé dans lequel les interactions sociales, la communication et les autres comportements appartenant aux TSA sont observés ». A ce stade de la présentation de l’outil, et même si je force le trait, vient déjà l’idée que l’on pourrait bien trouver ce que l’on cherche puisque la situation d’observation est fabriquée afin de mettre en lumière (exacerber ?) les comportements préalablement identifiés comme spécifiques des patients qui présentent des TSA.
La classification de l’ADOS-2 est constituée de trois catégories diagnostiques : Autisme (score supérieur à 9°), spectre autistique (score entre 7 et 8), hors du spectre (au-dessous de 6). Pour s’entraîner à la cotation, le formateur nous propose plusieurs vidéos de passation dont celle d’une petite fille agitée avec peu de langage, d’un jeune adolescent dans un genre « intello-geek » et d’un adulte qui répond avec une application obsessionnelle à toutes les questions de l’échelle. Ces trois personnes d’âge, de sexe et de milieu différents sont évaluées à des étapes bien distinctes de leur existence. En regardant les vidéos des passations, nous cherchons à deviner la distance qui les sépare ou les rapproche du champ de l’autisme. Un pied dedans, un pied dehors ? Mais le spectre autistique, où est-il ? Dans le sujet, dans l’environnement, dans la relation ? S’il est dedans, est-ce une étape du développement qui peut s’estomper ou bien un élément inamovible de la construction identitaire ? Reste-t-il en sommeil ou bien est-il en activité constante ?
Lorsque nous passons à la cotation, chacun y va de sa subjectivité et de son contre-transfert, il y a donc ceux qui cotent en cherchant à garder une légèreté bienveillante et ceux qui cotent en valorisant la rigueur d’une certaine sévérité. Et pourtant, quelles que soient les nuances, les variations empathiques de chacun, nos cotations aboutissent à la même conclusion pour les trois sujets : « ils cotent ! », c’est-à-dire qu’ils se trouvent tous, à leur manière, avec leur style propre, dans le spectre autistique…
Pendant ces trois jours de formation au diagnostic d’autisme, le formateur insiste à plusieurs reprises sur le « bavardage social » et la capacité du sujet à relancer le dialogue avec l’examinateur, deux témoins de l’aptitude de l’individu à nouer des relations harmonieuses avec autrui. La place centrale ainsi donnée aux interactions m’a fait penser aux travaux de Sameroff et Emde sur les troubles des relations précoces[3]. Ces deux auteurs, professeurs de psychiatrie aux Etats-Unis, estiment opérer une révolution dans l’étude de la psychopathologie en passant d’une « théorie du Moi » à une « théorie du Nous » et en donnant une place fondamentale aux capacités d’adaptation dans le développement de l’individu.
Le tournant de l’approche développementale en psychiatrie
Leur hypothèse de départ est la suivante : « Peut-être que la pathologie ne se situe pas au niveau du bébé ; pour des raisons développementales, il se peut que le désordre réside uniquement dans la relation parent-enfant ». Pour ces auteurs, les relations sociales « ont des fonctions normatives ». « Tout au long de notre vie, notre adaptation dépend de nos relations sociales ». Pour un de leur collègue-chercheur, Louis Sander : « Chaque système enfant-partenaire construit sa propre configuration unique de principes régulateurs qui régissent l’accès du bébé à la conscience de ses propres états, de son expérience interne et les initiatives qui organisent son auto-régulation. Ces configurations forment ensuite un répertoire des coordinations ou des stratégies d’adaptation qui vont persister ». Quant à Stern, il écarte les théoriques psychanalytiques et la place qu’elles donnent à l’activité fantasmatique pour souligner l’importance des relations dans la réalité. Dans les théories psychanalytiques, la nature des relations objectales résulte pour une grande part de l’ontogenèse de la vie fantasmatique, sans données significatives rattachées au comportement réel de la mère. Les patterns de relations subjectifs se situent donc dans l’individu. Stern adopte « la position opposée, c’est-à-dire que la nature des relations objectales ou des patterns de relations résulte essentiellement de l’histoire des interactions réelles avec la mère ». Il ajoute un peu plus loin : « Selon cette position, les patterns de relations sont dès le départ situés hors d’un individu et ne se constituent que pendant l’interaction entre deux ou plusieurs individus ». La proposition de Stern est intéressante, même si je trouve qu’il est dommage d’expulser la dimension fantasmatique et les représentations psychiques des relations qui jouent un rôle dans la construction de chacun.
Ces auteurs développent donc l’idée que les interactions réelles entre un bébé et son environnement sont en grande partie responsables de son développement harmonieux ou perturbé quelle que soit la nature des perturbations. Seules les interactions positives permettent la construction de patterns individuels qui favorisent les comportements adaptatifs tout au long de la vie. Ainsi les capacités d’adaptation sont révélatrices du fonctionnement équilibré et harmonieux d’un individu et la meilleure façon de les évaluer est d’observer les interactions réelles. C’est de fait sur ce principe que s’appuient de nombreuses échelles d’évaluation depuis ce passage des théories qui cherchent à décrire la construction du Moi à celles qui désormais s’intéressent davantage à la construction du Nous. Mais le problème que génère l’analyse de comportements directement observables, c’est qu’elle laisse de côté le versant psychique de chacun et la dimension singulière de la rencontre. L’individu qui ne s’engage pas aisément dans le « bavardage social », c’est-à-dire dans une conversation fluide construite sur le discours du partenaire (ou de l’examinateur dans le cadre de l’évaluation), peut être angoissé, déprimé, gêné, préoccupé, contrarié, inhibé ou même simplement respectueux de la dissymétrie propre aux interactions patient/examinateur.
Si les problèmes d’adaptation et l’altération des relations sociales sont un des marqueurs essentiels de la psychopathologie en général et de l’autisme en particulier, si la capacité à produire un « bavardage social » est un des critères à repérer lorsque l’on cherche à évaluer les comportements autistiques, alors, oui, il y a des chances que l’on trouve une dose d’autisme, indépendamment de toute inscription neurologique, à l’intérieur de chacun d’entre nous.
[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/comment-ca-va-la-sante-mentale-9056424
[2] ADOS-2 version française, Manuel, Hogrefe France, 2015
[3] Sameroff, Emde, Les troubles des relations précoces, PUF, 1993
Anne Brisson, le 21 avril 2023
J'enseigne la philosophie au lycée depuis plus de trente ans, cela fait donc un certain temps que je suis amené à rencontrer des adolescents, ici il faut insister sur la dimension d'aléatoire que contient le terme « rencontre ». Mes questions initialement pédagogiques - comment transmettre cette forme particulière de savoir qu'est la philosophie ?- sont devenues assez vite : « comment transmettre la philosophie à des adolescents ? comment les inviter à penser par eux-mêmes ? » Et c'est depuis ces difficultés, depuis, disons-le ainsi, le sentiment d'un échec de la transmission, que je me suis intéressé aux difficultés d'apprentissage : je me suis formé comme psychopédagogue au CMPP Claude Bernard, j'ai commencé à animer le café-philo de la MDA de Saint-Denis, bref j'ai rencontré le malaise et la parole adolescents avec un autre point de vue que le point de vue enseignant et j'ai dû pour cela me donner les outils pour comprendre et pour penser ce qui se produisait, nommons cela « la clinique ». A l'hôpital de jour du Parc Montsouris où j'exerce comme professeur spécialisé, ce travail d'exploration se poursuit en commun avec mes collègues soignants et enseignants pour permettre à des adolescents de se frayer un chemin de vie malgré des souffrances et des difficultés. Il s'agit non seulement de soins, mais de dispositifs pédagogiques adaptés, d'une « clinique pédagogique » comme nous aimons à le dire.
J'ajoute quand même parce que ce n'est pas indifférent, que ce trajet ou cette orientation est inspiré par une réflexion et un travail nourris par la psychanalyse.
Pour répondre à cette question, je pourrais dire que dans tous les groupes de parole qu'il m'est donné d'animer, je n'ai jamais entendu les adolescents parler directement de cette série devant moi, sinon par allusion très indirecte. La seule fois où j'y ai moi-même fait allusion dans un groupe d'adolescents, on m'a fait gentiment entendre que ma proposition d'en parler était intrusive et on a feint de s'étonner (non sans moquerie) que je puisse regarder une telle série, avec des contenus sexuels aussi explicites ! Mais cette réaction est typique de la posture de la plupart des adolescents, relativement à leur vie sexuelle. D'ailleurs la série elle-même théorise cet aspect puisque le premier épisode de la seconde saison montre ce qui se produit quand la mère du personnage principal qui est sexologue, le Dr Jean Millburn veut inviter les élèves réunis en assemblée à parler publiquement de sexe : un silence gêné puis une excitation généralisée s'ensuivent, soit les deux faces d'une impossibilité de communiquer. Mais ce qui déclenche l'excitation, c'est que la sexologue leur dise que les ados comme les adultes ont une sexualité, qu'ils ont les mêmes désirs sexuels et qu'elle prenne le pouvoir par cet énoncé sur leur particularité intime. Cela leur est insupportable. Et si l'on ajoute que son propre fils Otis assiste à cette conférence, on comprend encore mieux cette rupture de communication : ils ne veulent pas partager, fût-ce avec des mots, leurs plaisirs sexuels avec leurs parents, leurs professeurs et avec les adultes qui leur semblent situés sur ce plan.
Telle est par ailleurs toute la gageure de la sex education adressée aux adolescents. Les adultes pensent aider les adolescents à surmonter leurs « problèmes » sexuels. Mais il s'agit toujours d'une sexualité supposée, théorique, réduite à des cas de figure (tel est le ressort narratif de la série), et principalement à des dangers ou à des ratés. Alors que la sexualité ouvre sur la dimension du désir et du plaisir qui sont des gouffres de complexité pour les adolescents... comme pour les adultes.
De fait cette série est surtout intéressante comme document - au sens fort - non pas tant sur l'adolescence que sur ce que nous entendons par sexe, nous les adultes comme les adolescents à notre époque. Nous faisons l'hypothèse qu'un savoir vrai sur le sexe existe et donc qu'il serait possible de transmettre un savoir ayant la sexualité pour objet, alors que précisément, c'est la leçon de Freud, la sexualité se dérobe aux questions de vérité scientifique ordinaire, elle les déjoue : la vérité du plaisir n'est pas la vérité de la science, d'où les difficultés pour parler de son plaisir en commun.
Les adultes doivent accepter de rester extérieurs aux recherches de plaisir des adolescents, tout en étant présents et attentifs à leur détresse. Ce n'est pas tant que les adultes soient « informés » qui importe mais que les adolescents aient des espaces de parole garantis, des espaces d'écoute, des espaces protégés. Parce que leur détresse ne se limite pas aux situations répertoriées de dangers ou aux « cas » d'un manuel de sexologie. Il y a chaque fois les mille et une difficultés, les mille et une questions qui ne manquent pas de surgir quand un être humain de cet âge se confronte à la complexité de ses désirs, de ses plaisirs et des possibilités de son corps. Tout cela, n'existe pas sans un espace d'élaboration par la parole.
Disons-le nettement : tout système de représentation qui produit des catégories ou des classes rigides empêche de penser. Lorsqu'il implique l'imposition d'identités soutenues par ces classes rigides, il produit de la violence ou tout au moins une menace. Rappelons-le ici, les adolescents ont toujours semblé menacer le monde adulte par leurs revendications identitaires : qu'elles soient politiques, musicales, religieuses. Mais s'il en est ainsi c'est que les adolescents sont dans une position paradoxale : ils héritent d'un monde et doivent le changer, ils veulent rompre avec des identités qui les étouffent (assignées par leurs parents, par les adultes) et aspirent à des identités « idéales »... c'est très bouleversant ! Les adultes doivent donc être à l'écoute de tout ce qui traverse telle ou telle revendication identitaire.
Le questionnement sur l'identité de genre mais aussi l'identité sexuelle (au sens large de ce mot, sans le réduire à son sens anatomique) est un des courants profonds de cet océan existentiel. « Qui suis-je ? », soit, mais « Quel corps suis-je ? », « Quel corps je vais devenir ? », « Avec quelles qualités essentielles ? »
Dans l'ensemble, le questionnement actuel sur le genre est à lire en ce sens chez les adolescents. Et il ne faut pas oublier que le choix est toujours angoissant. Que la culture découvre de nouveaux choix, de nouvelles possibilités de choix, c'est ce qui fait l'histoire humaine. En ce sens le questionnement contemporain sur le genre fait histoire. Se retrouver dans l'injonction de choisir un genre relativement à un sexe qu'on n'a pas choisi, c'est très lourd, très douloureux, très angoissant. Et c'est précisément sur ce point qu'il faut protéger et aménager une ouverture. L'ouverture, étant la ligne de crête entre la rupture avec des identités anciennes et l'adhésion à de nouvelles identités.
Il faut donc aider les adolescents dans cette traversée, leur donner du temps pour penser tous ces bouleversements, ces contradictions. Or souvent les questions leur arrivent depuis la société, depuis non seulement les réseaux sociaux mais aussi depuis les institutions, ces questions sont dans l'imminence, dans l'injonction, l'intervention. Ces questions viennent également bousculer les adultes dans leurs habitudes, dans leurs certitudes... Dans ces conditions ce n'est pas aisé de les aider à se donner du temps. Il faut pouvoir se distancier soi-même pour les laisser rêver, parler, aimer... On présente toujours le choix comme un impératif, comme une décision, mais le choix se fait, voire se poursuit... C'est un long processus. Ce n'est pas une décision technique ordinaire...
Ce que les adultes ont à offrir ce sont des espaces où l'on écoute toutes ces angoissantes questions de choix et d'identité, des espaces où l'on prend le temps de penser, de mettre des mots sur son corps, de faire corps avec ses mots. Si de tels espaces sont garantis, on peut faire vibrer la question identitaire et l'ouvrir vers d'autres dimensions.
Cette question me surprend un peu dans la mesure où il me semble que toutes les productions fictionnelles actuellement proposées aux adolescents jouent avec les métamorphoses (la littérature de jeunesse, les mangas, les Super-héros, les animés...). C'est même, pour les moins bonnes, une sorte de recette.
La métamorphose de Kafka est d'un tout autre registre à mon sens. C’est un livre d'exception qui ouvre la question du genre justement (genre humain, genre littéraire), sur la sortie du genre.
Si j'avais absolument à choisir je citerais bien-sûr les Métamorphoses d'Ovide. Ainsi que l'Odyssée d'Homère... Rien que de très classique, parce que la métamorphose est la réponse à la question, sans cesse au travail chez l'homme, « que peut devenir mon corps ? »... Question active à tous les âges mais radicalement vive à l'adolescence...
Maryan Benmansour, professeur de philosophie à l’hôpital de jour du Parc Montsouris, 22 mars 2023
👉Du même auteur :
Colloque Enfances&Psy - Que deviennent les théories sexuells infantiles ?
Dans Enfances & Psy 2021/4 (N° 92), pages 24 à 34 -- Quelles explications sexuelles peut-on donner aux adolescents ?
Je suis psychologue et psychanalyste. Mon parcours de psychologue clinicienne en institution a débuté avec les enfants, et les bébés même en lien avec une pouponnière. Puis j’ai passé 15 ans en psychiatrie adulte avec des patients psychotiques pour la plupart. C’est ensuite que je suis venue à la clinique adolescente à l’hôptal de jour Montsouris. L’appui sur un groupe de pairs et la tradition de la psychothérapie institutionnelle qui y sont à l’œuvre, sont particulièrement cruciaux et précieux, comme ce que mon expérience avec les psychoses en service adulte m’avait enseigné, et plus encore à l’adolescence. D’autre part, la détresse et les états de dérélictions dus aux remaniements psychiques devant l’irruption du réel pubertaire, font que l’adresse au thérapeute est particulièrement investie et intense quelles que soient les modalités de la demande, portée par l’adolescent ou par un tiers au départ.
Les questions de sexualité, d’identité, à présent de genre, recoupent alors celles de la vie ou de la mort, de la possibilité de se séparer et subjectiver pour imaginer un avenir, ou au contraire le risque d’effondrement, de passages à l’acte ou de solutions hallucinatoires par exemple. Mais ce qui est aussi particulièrement gratifiant, par rapport à la clinique adulte qui était la mienne, c’est la malléabilité, tout n’est pas encore fixé, enkysté, et le processus thérapeutique peut porter ses fruits transférentiels beaucoup plus rapidement à cet âge (comme d’ailleurs avec les tout petits).
C’est une des raisons pour laquelle j’aime travailler avec des adolescents.
Une autre et non des moindres est qu’ils nous maintiennent en contact avec un monde qui change, nous en apprennent eux aussi sur de nouvelles aspirations et inquiétudes, un nouveau langage, une façon d’être ensemble, pour peu qu’on s’y laisse enseigner et qu’on ne reste pas dans un « c’était mieux avant » nostalgique.
En arrière plan de cette question d’abord, la sexologie (via une mère sexologue et séductrice dans cette série, en cela je ne conseillerai pas ce dispositif). Plus sérieusement, faut-il qu’un adulte soit sexologue pour parler de sexualité aux jeunes ou avec eux ? Question subsidiaire, les pères ne peuvent-ils plus parler de sexualité avec leur fils ?
Les adolescents n’ont pas attendu aujourd’hui pour parler entre eux de sexualité, échanger leurs expériences, leurs théories sexuelles, leurs histoires d’amour. Il y a toujours eu des initiateurs et des suiveurs. Mais ils ne sont pas égaux devant la possibilité d’évoquer ou même d’envisager la sexualité en groupe, à la maison ou simplement pour eux-mêmes.
Il est nécessaire, que des adultes extérieurs à la famille et non séducteurs, aient un rôle de prévention des dangers liés au sexe qui incombe aux adultes (grossesse non voulue, droit à l’avortement, maladies sexuellement transmissibles, violence, viols ou non consentement, réseaux sociaux, prostitution, sexualité sous drogue etc…).
Mais le sexe n’est pas à envisager que sous l’angle des dangers qu’il implique ou vu sous un angle pathologique. Il peut être plus que précieux que des adultes, psychanalystes compris, ne restent pas seulement au deuxième plan d’un groupe d’adolescents mais devancent dans certains cas les questions sexuelles refoulées de tel jeune plus effacé en particulier (ou d’un groupe qui ne les aborderait pas), ne serait-ce que pour l’autoriser à penser que ses idées, images, sensations, fantasmes, ne sont pas des pensées folles ou sales ou coupables, qu’elles sont de son âge et partageables entre générations, dans une langue commune à trouver.
J’y répondrai de ma place de thérapeute, c’est-à-dire baignant à la fois dans le discours social et les nouveaux discours sexuels, et travaillant avec des adolescents en grande difficulté psychique. En cela le genre comme culture et son pouvoir de fascination ne peut pas être banalisé, isolé ou idéalisé. Tout dépend de comment on y répond, si on écoute une personne à part entière, dans ce qui ne va pas dans sa vie, ce qu’il aime, n’aime pas, ce qui l’angoisse, le rend triste, si on s’intéresse à sa vie sociale, s’il ou elle a des amis ou des amies, comme tout un chacun. Même si « je suis né dans le mauvais corps » est la formule la plus fréquemment mise en avant, la question de la transition de genre est en soi une question existentielle, et posée comme telle : une solution que le sujet pense être sa façon vivable d’être au monde, reposant de façon aiguë mais familière aux psychanalystes, le rapport entre sexe, corps, discours social, vie et mort.
L’importance du risque suicidaire n’est-il pas en effet fréquemment invoqué pour appeler à une prise en charge rapide? Pour entendre un adolescent qui va mal et qui s’en plaint, il faut faire des détours, ne pas se centrer uniquement sur son genre et sa sexualité, questions qu’il s’agit souvent pour eux d’éviter au départ, mais sur ce, qui comme tout un chacun, le fait véritablement souffrir dans sa vie. Si sa parole est entendue et traitée avec le sérieux et le respect nécessaires, la confiance vient et il est alors possible de parler de l’ensemble de sa vie psychique, sexualité comprise.
Si j’ai bien compris la question, il s’agit de faire référence à des œuvres littéraires qui exprimeraient le malaise adolescent face aux transformations corporelles pubertaires, par une « métamorphose » du genre et pas une métamorphose animale comme chez Kafka et Darieussecq.
Je ne connais pas à proprement parler de fictions qui évoqueraient une transition de genre à l’adolescence à partir d’une métamorphose directe du corps qui ne passe pas par l’animalité, ou la plante ou le métal et le genre biométrique (voir le film « Titane » de Julia Ducournau (2021). Peut-être y en a-t-il que j’ignore ou dans d’autres cultures.
Dans ce qui m’est connu, il s’agit en général davantage d’inversion des rôles sociaux, comme par exemple dans l’histoire de la Marquise-Marquis de Banneville de François-Timoléon de Choisy, de changement d’apparence, ou d’actes sur le corps, (le film « Girl » de Lukas Dhont (2018) par exemple avec l’auto-castration finale du le corps dansé). Le conte « L’ourson » de la Contesse de Ségur, passe par l’animal mais au fond le jeune garçon se recouvre plutôt couvert de poils par une mauvaise fée, qui seront par sacrifice « endossés » par la petite fille à l’adolescence, avant de muer tous deux vers une peau lisse et former un couple.
Orlando de Virginia Woolf présente une temporalité tout à fait différente que la crise pubertaire, un voyage du jeune homme à la femme d’âge mur, même s’il se réveille un matin en femme.
Il y a bien ce film auquel je pense, « Les garçons sauvages », de Bertrand Mandico (2018), d’après le roman de William S. Burroughs, où 5 adolescents sont envoyés sur une île mystérieuse où ils vont progressivement se métamorphoser en filles, au contact d’une flore luxuriante. Mais c’est une sorte de punition, d’expiation d’un crime qu’ils ont commis : ils ont violé et tué une enseignante. Ce n’est pas directement leur malaise corporel qui donne lieu à la métamorphose, mais le châtiment du crime filmé comme un passage à l’acte adolescent groupal. Il n’empêche que les scène de métamorphose y sont saisissantes.
Francine Caraman et Anne Brisson, le 22 mars 2023
👉Du même auteur :
Colloque Enfances&Psy - Sexualités de l'enfant et de l'adolescent : quoi de neuf ? - Une solution transgenre au consentement
Les nouvelles formes de sexualité, les choix de genre, les transformations du corps, les changements de pronoms et de prénoms, toutes ces questions sont devenues plus actives et plus concrètes dans nos sociétés « modernes tardives » et la façon de les élaborer révèle l’écart plus ou moins grand qui se joue entre les générations.
L’été dernier, je visite l’exposition d’un artiste montréalais, JJ Levine : Photographies queers[1]. Par son travail, JJ Levine interroge la représentation des rôles de genre binaires traditionnels au moyen de photographies qui mettent en scène des sujets queers dans l’intimité. Pour ce faire, l’artiste revisite le genre pictural du portrait[2] qui apparaît très tôt dans l’histoire de l’art et qui a été transformé par l’invention de la photographie. JJ Levine explique que la tradition du portrait studio est historiquement réservée à une certaine classe de gens et qu’il en prend le contrepied en photographiant les membres de sa famille queer qui n’auraient pas eu accès à cette tradition dans le passé.
JJ Levine est née avec un corps de femme, mais aujourd’hui il affirme son identité masculine : Il n’a plus de seins, porte une moustache et les cheveux courts. Pour ceux qui décident de quitter un genre pour un autre, et parfois de transformer leur corps partiellement ou complètement, les repères traditionnels ou conventionnels de ce qui est féminin ou masculin persistent. Dans cette galerie de portraits se trouve celui de l’ex-compagnon de JJ Levine, il est intitulé « Harry enceint »[3] : on y rencontre un homme transgenre qui dévoile son torse dépourvu de sein, une pilosité masculine et son ventre abritant une grossesse déjà bien avancée.
Je visite l’exposition avec des adolescents, ensemble nous regardons un entretien de l’artiste qui décrit son travail. JJ Levine a un visage très fin, une voix au timbre féminin, des gestes très gracieux sans aucun maniérisme. Son torse est plat, sa moustache est fine mais bien présente, ses cheveux sont courts et rasés dans la nuque. On peut à la fois repérer des signes qui relèvent du genre masculin et d’autres du genre féminin, comme dans le portrait de Harry. Dans la discussion qui suit le visionnage, l’adulte de plus de quarante ans que je suis hésite entre les pronoms « il » et « elle », car je perçois très bien la femme que JJ Levine a été, les traces, les vestiges, malgré l’hormonothérapie et la chirurgie qui a retiré les seins. Je n’arrive pas à mettre aux oubliettes la construction historique de cette personne. De leur côté, les adolescents ne font aucune erreur dans l’utilisation des pronoms, ils prennent en considération l’identité de genre dans son actualité et refusent de s’intéresser à l’historicité du changement. JJ Levine est un homme, c’est indiscutable. Ils lèvent les yeux au ciel quand je dis « elle », très irrités parce qu’ils interprètent mes hésitations de langage et mon tâtonnement dans l’approche de cet artiste comme des résistances de vieux daron ! Mais comment expliciter à ces sujets en construction, excessifs et exigeants, que je cherche tout simplement à comprendre ?..
De fait, cette cohabitation des traits masculins et féminins me semble très intéressante parce qu’elle résonne avec la question de la bisexualité psychique telle qu’elle a été développée par les théories psychanalytiques[4], mais aussi, et bien avant encore, avec la question de la bisexualité psychique et corporelle telle qu’elle a été racontée par la mythologie et élaborée par les philosophes depuis l’antiquité.
En effet, comme l’explique Luc Brisson (chercheur au CNRS et spécialiste de l’histoire de la pensée antique), dans les mythes grecs, « la bisexualité, qu’elle soit simultanée ou successive, se retrouve partout. Tout ce qui est à l’origine doit être total et impliquer en soi une coïncidence des opposés. Et en tous les couples d’opposés qui structurent la réalité doit être ménagée la possibilité de passer, ne fût-ce qu’exceptionnellement, d’un pôle à l’autre »[5]. Voilà qui peut nous intéresser pour penser les changements de genres : la distinction ou l’articulation entre bisexualité simultanée et successive.
« La bisexualité simultanée caractérise des êtres qui sont des archétypes, c’est-à-dire des êtres primordiaux. Dans la mesure où c’est d’eux que dérivent les dieux, les hommes et les animaux qui constituent notre monde et qui sont tous pourvus d’un seul sexe, masculin ou féminin, ces êtres primordiaux doivent être pourvus simultanément des deux sexes, car ils se trouvent en deçà de cette sexion[6], de cette coupure dont résulte le sexe, entendu comme distinction sexuelle fondée sur la possession d’un sexe ou de l’autre, mais induisant un rôle et surtout un statut dans la société »[7].
Voici donc le mythe d’Aristophane dont le point de départ est justement la bisexualité simultanée : A l’origine, l’humanité est constituée d’êtres doubles qui possèdent deux organes sexuels et qui se répartissent en trois catégories : il y a ceux qui sont mâle et femelle, ceux qui sont mâle et mâle et ceux qui sont femelle et femelle. Les organes sexuels étant placés en haut de leurs fesses, ces êtres ne se reproduisent pas en s’unissant les uns aux autres, mais en surgissant de la terre comme des cigales. La bisexualité simultanée est ici la manifestation d’une unité qui refuse la division et la séparation, et plus particulièrement la distinction entre les hommes et les dieux. Pour Aristophane, refuser la division, c’est se maintenir dans le chaos ou y retourner. Les êtres doubles provoquent ainsi les dieux, en retour Zeus cherche à contenir cette révolte, mais se demande comme les punir sans les exterminer. Il commence par les affaiblir en les coupant en deux. Apollon, le dieu guérisseur, intervient pour soigner la brutalité de cet acte chirurgical : il retourne le visage et la moitié du cou de chacun des nouveaux êtres et répare la blessure provoquée par la bissection en refermant la peau du ventre au niveau du nombril, cicatrice qui constitue la trace de leur changement corporel. Malheureusement, chaque moitié d’être originel cherche à rejoindre l’autre moitié pour retrouver l’unité fusionnelle et, depuis qu’ils sont séparés, leurs étreintes les conduisent à se laisser mourir d’inanition. Pour les sauver, Zeus intervient à nouveau et déplace leurs organes sexuels sur le devant. Cette nouvelle disposition permet des accouplements intermittents qui laissent du temps pour les autres occupations de la vie quotidienne, celles qui rendent possibles la vie en famille et en société. C’est une question qui est collatérale à celle du genre, mais il faut noter que le mythe d’Aristophane fait cohabiter les choix d’objet hétérosexuels et homosexuels sans les opposer, ni les hiérarchiser. Je le trouve aussi très beau et romantique, car il évoque à la fois la nostalgie de la fusion originelle et la quête amoureuse de la moitié qui viendra combler le manque.
« En regard de la bisexualité simultanée, la bisexualité successive revêt une signification très différente. Sont affectés successivement des deux sexes des médiateurs et essentiellement des devins. L’exemple le plus significatif à cet égard reste Tirésias »[8] : Alors qu’il faisait paître son troupeau sur le mont Cyllène, en Arcadie, Tirésias vit des serpents en train de copuler. Il blessa l’un d’eux et sur le champ il changea d’apparence. Il était homme, il devint femme et commença à s’unir avec des hommes. Par un oracle, Apollon lui fit savoir que s’il observait les mêmes serpents en train de copuler et qu’il blessait l’autre de la même façon que la première fois, il redeviendrait comme il était. Tirésias veilla à faire ce que le dieu lui avait dit et retrouva son ancienne nature. Un jour que Zeus se querellait avec sa femme Héra en soutenant que les femmes avaient dans l’acte sexuel plus de plaisir que l’homme, tandis qu’elle maintenait le contraire, ils firent chercher Tirésias afin de lui poser la question, puisqu’il avait fait l’expérience de l’une et l’autre conditions. Tirésias répondit sans hésitation, que s’il y avait dix parts de plaisir, l’homme jouissait d’une seule, et la femme de neuf. Héra en colère, car cela justifiait que Zeus multiplie ses tromperies, creva les yeux de Tirésias. Pour lui offrir réparation, Zeus lui fit don de la divination et d’une vie s’étendant sur sept générations. L’expérience de Tirésias est fascinante, car c’est une métamorphose réversible dont chacun de nous (ou presque) pourrait rêver. Ce mythe nous autorise à le penser et remplit ainsi son rôle : mettre en scène des fantasmes collectifs, fabriquer une construction imaginaire qui nous permet de partager des représentations et une certaine compréhension du monde.
Si l’on revient à JJ Levine, que pourrait-il nous raconter de la place qu’il donne à la bisexualité dans sa construction de genre ? Et quelle bisexualité, simultanée ou successive ? Et pourquoi utiliser la photographie et l’image pour parler du genre et de sa fluidité, alors que, comme les adolescents l’ont bien compris, l’identité de genre est avant tout déclarative : « SI JJ Levine dit qu’il se sent homme, alors on le reconnaît comme un homme » et peu importe ce que son corps nous raconte. En attendant de mieux comprendre, je remercie les mythes et leur puissance d’ouvrir des questions plutôt que de les fermer.
[1] https://www.musee-mccord-stewart.ca/fr/expositions/jj-levine/
[2] J.J. Levine, Queer Portraits 2006-2015, Metonymy Press, 2015
[3] https://ellephant.org/fr/artistes/jj-levine/
[4] Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, n°7, 1973
[5] Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Les belles lettres, 2008 (1re édition en 1997)
[6] Cf. J.B. Pontalis, in Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de psychanalyse, n°7, 1973
[7] Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Les belles lettres, 2008 (1re édition en 1997
[8] Idem
👉Anne Brisson, le 15 février 2023, pour l’association Cerep-Phymentin
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais : mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas ! », Saint-Augustin, Les confessions, livre XI.
« J’ai pas ton temps ! » me répond un ado excédé à qui je demandais un service, avec toute la gentillesse dont je suis capable… Les ados ont le génie pour trouver des formules qui condensent en quelques mots de grandes questions philosophiques.
Effectivement, la perception du temps est-elle la même pour tous ? On peut rapidement avancer qu’elle n’est pas équivalente selon que l’individu se trouve au début de sa vie ou plutôt vers sa fin. Les enfants racontent bien souvent à quel point l’écoulement du temps leur paraît incroyablement lent, en particulier lorsqu’ils attendent l’avènement de leur anniversaire, de Noël ou de la fin de leur scolarité. Tandis qu’arrivé à l’âge adulte, on se plaint volontiers de l’impression qu’une année de vie s’échappe aussi rapidement qu’une poignée de sable entre les doigts…
La pensée philosophique, aussi bien classique que moderne, s’est intéressée à la distinction entre le temps objectif et subjectif. Pour Descartes ou Spinoza, nous pouvons mesurer « la durée objective » des choses en fonction des mouvements réguliers de certains éléments, comme les astres, alors que « le temps » est une affection de notre pensée : « Afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui sont les jours et les années, et la nommons temps, après l’avoir ainsi comparée ; bien qu’en effet ce que nous nommons ainsi ne soit rien, hors de la véritable durée des choses, qu’une façon de penser »[1]. Pour Bergson, la conception d’un temps homogène, que l’on pourrait représenter spatialement au moyen d’une suite de points mathématiques juxtaposés figurant les instants et que l’on pourrait quantifier de manière objective, est en fait trompeuse. Bergson définit le « véritable temps » comme une « durée » vécue, indivisible, dans laquelle les instants se compénètrent et ne font qu’un ensemble, à l’image d’une mélodie que l’on écoute sans discerner les notes une par une car chaque nouvelle note ne fait sens que sur le fond de toutes les autres. Le temps originel et authentique serait donc la durée vécue par notre conscience, il est ainsi une fonction du sujet[2] qui l’éprouve comme s’écoulant plus ou moins vite : « Si notre existence se composait d’états séparés dont un « moi » impassible eût à faire la synthèse, il n’y aurait pas pour nous de durée »[3]. A l’occasion d’un entretien avec Einstein, Bergson précise : « Chacun de nous se sent durer : cette durée est l’écoulement même, continu et indivisé, de notre vie intérieure ». Si l’on remonte à Saint-Augustin, le temps est une dimension de l’âme humaine qui n’est pas une chose statique mais une tension vers autre chose qu’elle-même. Puisque le passé n’existe qu’en tant qu’on se le remémore au présent et l’avenir en tant qu’on se représente au présent sa possibilité, alors le temps peut être pensé comme une « distension de l’âme » (extensio animi, en latin c’est toujours infiniment plus classe !..).
Ces élaborations concernant la perception subjective et individuelle du temps me rappellent d’autres réflexions inspirées par la clinique, lors d’un stage que j’ai eu la chance de faire auprès de Serge Lebovici en 1999 : Serge Lebovici a 84 ans et j’en ai 24, soixante ans d’expérience de vie nous séparent. Je suis fascinée par le déroulement des consultations thérapeutiques[4] telles qu’il les menait à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Les interventions de Lebovici me semblent surgir de nulle part mais tombent toujours très juste. Je suis incapable de me représenter le cheminement psychique qui lui permet de construire ces fragments d’analyse fulgurante. Ce qu’un jeune psychologue ne parvient à articuler qu’après des heures, des semaines, voire des années de réflexion, et avec l’aide de quelques collègues, Lebovici le délivrait en quelques minutes. Lui qui savait qu’il n’avait plus la vie devant lui devait être dans une « distension de l’âme » telle que l’intervalle entre la pensée présente et celle à venir était extrêmement réduit. Lebovici a nommé cette opération qui passe du corps au psychisme de façon quasi instantanée « l’énaction ». Véronique Lemaître en donne la définition suivante : « un ensemble de processus complexes dont l’âme est la familiarité du psychanalyste avec l’inconscient et ses effets »[5]. L’énaction est une co-construction empathique et métaphorisante qui se produit dans l’ici et maintenant de la consultation : l’identification corporelle de Serge Lebovici, à la fois au parent et au bébé, lui permet de reconnaître dans la mise en scène au présent la représentation d’un scénario du passé. Cette métaphore qui se formule en quelques mots favorise la remémoration d’une autre scène et prend valeur d’interprétation psychanalytique. Lebovici élabore ce concept d’énaction en 1994, c’est-à-dire plus près de la fin de sa trajectoire que du début de sa carrière, un concept qu’il n’aurait sans doute pas pu saisir à un autre temps de sa vie. A l’échelle de l’individu, le vieillissement et l’expérience accumulée qui l’accompagne induisent manifestement une certaine accélération des associations de pensée et des réalisations.
Mais le temps n’est pas qu’une perception individuelle, c’est aussi un concept que l’on peut penser collectivement. Nombre d’entre nous éprouvent le manque de temps et ont le sentiment de passer leur vie à courir, non pour atteindre un objectif précis et attractif, mais essentiellement pour rester « dans le flux », pour ne pas se sentir largués loin derrière la locomotive ! Le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa travaille depuis quelques années sur les représentations sociales du temps et plus particulièrement sur la notion d’accélération[6]. Il explique que la modernité tardive, à partir des années 70, connaît une formidable poussée d’accélération. De nombreux auteurs et penseurs (romanciers, philosophes, sociologues) remarquent « l’augmentation de la vitesse de la vie sociale et, en fait, la transformation rapide du monde matériel, social et spirituel ». Ainsi, « Les athlètes semblent courir et nager plus vite ; les fast-foods, le speed-dating, les siestes éclairs et les drive-through funerals semblent témoigner de notre détermination à accélérer le rythme de nos actions quotidiennes ». Pour comprendre pourquoi les sociétés occidentales peuvent être décrites comme des sociétés de l’accélération, Hartmut Rosa distingue trois catégories de phénomènes : l’accélération technique (transports, communication), l’accélération du changement social (styles de vie, structures familiales, affiliations politiques et religieuses) et l’accélération du rythme de vie qui engendre stress et frustration. Or avant cela, l’idée même de modernité était source de promesses, dont la plus grande était celle de l’autonomie, au sens de l’autodétermination éthique : nous pourrions vivre notre vie sans qu’elle soit prédéterminée par des pouvoirs politiques ou religieux, ni par un ordre social qui définirait à l’avance notre place dans le monde. Dans nos sociétés « modernes tardives », cette promesse a malheureusement cessé d’être crédible : « Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice mais plutôt comme une pression asservissante ».
Cette pression de l’accélération existe dans tous les domaines y compris dans les institutions de soins en psychiatrie : augmenter la file active, accueillir plus de patients à moyens constants, c’est-à-dire, forcément, réduire le temps de chaque consultation pour qu’elles s’enchainent à un rythme plus soutenu, réduire la durée des hospitalisations pour recevoir de nouveaux patients... Et pourtant, comment penser que le temps du soin puisse être compressible et délimité avant même que la rencontre thérapeutique soit engagée. La pression économique, technologique et neuro-améliorative provoque une crise de la subjectivité, comme le dit Cynthia Fleury : « Soigner, la chose est ingrate, laborieuse, elle prend du temps, ce temps qui n’est plus habité par les humanités »[7].
Pour qu’elle ne détruise pas tout, la pression implique une résistance et, dans notre domaine, cela serait une promesse réconfortante que cette résistance passe par le retour de l’humanisme.
[1] Descartes, Principes de la philosophie, § 144
[2] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre 2
[3] Bergson, L’évolution créatrice, chapitre 1
[4] . Certaines de ces consultations filmées sont encore accessibles grâce au coffret multimédia L’arbre de vie, Eléments de psychopathologie du bébé[4], Erès
[5] Véronique Lemaître, » L’énaction selon Serge Lebovici dans les consultations thérapeutiques », Spirale, 2001/1 (n°17)
[6] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012
[7] Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, Tracts Gallimard, n°6, 2019.
👉Anne Brisson, le 18 janvier 2023, pour l’association Cerep-Phymentin
Radio Blabla donne la voix aux adolescents de l’IME : lancé par deux éducateurs créatifs Soline et Loris, l’atelier réunit un groupe d’adolescents qui choisit un thème et le discute ensemble. Leurs débats sont enregistrés, montés pour devenir un podcast qui est ensuite diffusé au sein de l’IME.
Petit détour par l’histoire du podcast : tout commence en 2001 aux Etats-Unis avec 3 initiateurs, Dave Winer (entrepreneur et développeur informatique), Christopher Lydon (journaliste devenu blogger) et Adam Curry (animateur télé). Le podcast permet de s’affranchir de l’uniformisation des contenus proposés par les médias officiels et de libérer la forme que peut prendre la parole. C’est d’abord un « média intimiste » avant que les radios institutionnelles ne s’y intéressent. Il existe aujourd’hui deux types de podcasts, les « replay » et les « natifs » qui sont créés de manière originale et indépendante de tout programme radio. Depuis 2017, le podcast n’est plus un média décalé et antisystème, il est devenu « grand public », car la parole est le média de l’information par excellence. Il reste cependant intimiste, car l’enveloppe sonore qui associe les sons, la musique et la voix favorise le transfert et l’impression d’une relation privilégiée entre l’auditeur et le narrateur. Quatre raisons expliquent le succès exponentiel du podcast : la technologie (multiplication des appareils audio portables), la commodité (l’audio accompagne les moments interstitiels et toutes sortes d’activités comme faire du sport ou promener son chien), l’explosion des contenus de qualité et la fatigue des écrans (surtout depuis le fameux premier confinement et l’usage des Zooms). Des études ont même été menées pour définir le profil de la personne qui écoute des podcasts natifs : 34 ans, urbain, hyperconnecté, nomade et matinal !
Mais pourquoi un tel succès du son et de la voix à notre époque dominée par les images et les écrans ? Tout d’abord parce que l’espace sonore est le premier espace psychique dès la vie utérine : chez le fœtus, les feedbacks qui commencent à s’organiser avec l’environnement sont de nature audio-phonique. On pourrait dire que la première initiation au podcast, c’est la voix de la mère, les autres voix et les bruits du monde que le fœtus écoute tranquillement au chaud dans l’utérus. Les recherches ont montré que la trame sonore entendue par le bébé est constituée des bruits inhérents aux activités cardiovasculaires et digestives de la mère, mais aussi que la voix se distingue du bruit de fond utérin, car l’enfant reçoit grâce à la transmission osseuse la partie la plus basse du spectre de la voix de sa mère. Non seulement il entend la voix maternelle, mais il peut aussi la reconnaître parmi les autres grâce à la perception du rythme et de l’intonation. Ce lien sonore primitif continue d’unir le bébé à sa mère après la naissance. Depuis le début de la vie, la voix est la métaphore de notre identité profonde, elle est aussi au cœur du mouvement d’un corps vers un autre afin d’être entendue, elle est ainsi l’instrument privilégié de la communication.
Proposer aux adolescents de l’IME Cerep-Phymentin de fabriquer des podcasts, c’est d’abord leur donner une place dans la réalité, les projeter hors de leurs propres enveloppes et vers les autres : comme le dit Marie-France Castarède, « faire entendre sa voix, babiller, parler, chanter, rire ou pleurer, c’est vivre en sujet dans le monde des hommes »[1]. C’est aussi donner substance à leurs paroles, parce que « la voix est émise pour être entendue et fonde d’emblée un rapport d’altérité et de reconnaissance, car les inflexions et les modulations de la voix font vibrer la caisse de résonance de notre corps de manière unique et spécifique »[2]. Ceux qui ont eu l’occasion d’écouter les Podcasts de radio Blabla ont encore dans l’oreille la voix des adolescents : une voix qui se cherche, qui attend que les mots se présentent, une voix tâtonnante qui manque de l’aplomb que lui donnera un jour les expériences et le temps qui a passé. Mais c’est aussi une voix neuve, sincère et spontanée, qui se consolide mot après mot, qui prend plaisir à se faire entendre en repoussant les limites de la gêne adolescente.
Une gêne que chacun de nous, aussi adulte et mature soit-il, peut éprouver quand il perçoit de l’extérieur sa voix ou son image enregistrée. Si Freud avait participé à un podcast, il aurait frémi d’entendre sa propre voix ! Puis il aurait écrit sur ce phénomène qui transforme quelque chose d’aussi familier que les paroles que l’on prononce en perception étrangère à soi-même. Et cette expérience d’« inquiétant familier » serait venue compléter celle qu’il avait déjà faite dans un train quand il rencontre dans le miroir son propre reflet qu’il ne reconnaît pas : « j’étais assis, seul, dans le compartiment du wagon-lit, lorsque à la suite d’une secousse assez brutale du train, la porte donnant sur les toilettes attenantes s’ouvrit et qu’un monsieur d’un certain âge, en chemise de nuit, bonnet de voyage sur la tête, entra chez moi. Je supposai que l’homme s’était trompé de direction en quittant les cabinets séparant les deux compartiments et s’était retrouvé par erreur dans le mien, bondis pour le lui expliquer, mais compris bientôt avec ahurissement que l’intrus était ma propre image reflétée par le miroir dans la porte de communication »[3]. Ainsi le familier peut devenir angoissant lorsqu’il est modifié et c’est bien ce qui se produit avec la voix car l’entendre comme venant du dehors, comme quand elle est diffusée dans un podcast, n’est pas du tout la même chose que de l’entendre parce qu’on la produit du dedans !
Au-delà de la gêne et de l’inquiétant familier, l’expérience du podcast donne l’opportunité à chaque adolescent de trouver sa voix, qui garde la trace des premiers babillages tout en cherchant à devenir posée comme celle des adultes, une étape primordiale avant de trouver une autre voie, celle de son chemin dans le monde.
[1] Marie-France Castarède, La voix et ses sortilèges, Paris, Les Belles Lettres, 2004
[2] Marie-France Castarède, La voix et ses sortilèges, Paris, Les Belles Lettres, 2004
[3] Freud, L’inquiétant familier (L’inquiétante étrangeté), Paris, Petite bibliothèque Payot
L’adolescence, le processus pubertaire, les transformations qu’il engendre, que l’enfant ne peut refuser, ni même remettre à plus tard, qu’il subit comme une étape obligatoire à franchir, à traverser, malgré les douleurs qu’elle implique. Le corps qui change de forme, de format, qu’on ne sait plus comment habiller, que certains cherchent à cacher, que d’autres exhibent. Le corps que l’on ne reconnaît plus, qu’il faut accueillir comme un visiteur étranger, qu’il faut adopter comme un autre que soi. Je me souviens d’un été très chaud de mon adolescence, je ne sais pas quoi faire de ce corps qui a muté depuis peu. Malgré la chaleur accablante, je le cache sous un imperméable en gabardine de coton noir, qui me fait transpirer comme dans un sauna. A vouloir dissimuler cette forme qui me dérange, je la rends encore plus bizarrement visible, je la mets en scène de manière incongrue : on me regarde avec perplexité et insistance, je m’exaspère de ne pouvoir disparaître.
L’adolescence est une métamorphose douloureuse, voire monstrueuse. On le sait que la chenille (ingrate) deviendra un (joli) papillon, que le corps et le psychisme retrouveront une forme et un équilibre, mais en attendant le processus pubertaire les rend transitoirement monstrueux, en ajoutant à la morphologie de l’enfance des excroissances que l’adolescent perçoit comme des excès, des défauts, des anormalités.
Avec l’image du monstre et le concept de la métamorphose vient la référence au monde animal qui offre bien plus de diversité concernant les formes, les textures, les couleurs du corps que le monde des humains. Ainsi les comparaisons entre adolescents et animaux sont nombreuses dans les sciences, l’art et la culture. Voici, par exemple, comment Françoise Dolto, avec ses mots très justes, décrit l’expérience pubertaire : « Les homards, quand ils changent de carapace, perdent d’abord l’ancienne et restent sans défense, le temps d’en fabriquer une nouvelle. Pendant ce temps-là, ils sont très en danger. Pour les adolescents, c’est un peu la même chose. Et fabriquer une nouvelle carapace coûte tant de larmes et de sueurs que c’est un peu comme si on la ‘suintait’. Dans les parages d’un homard sans protection, il y a presque toujours un congre qui guette, prêt à le dévorer. L’adolescence, c’est le drame du homard »[i].
Du côté de la littérature, la célèbre Métamorphose[ii] de Kafka donne une version tragique de cette étape de la vie. La transformation du jeune homme en insecte l’enferme dans une solitude irrémédiable et une passivité très grande, deux mots (maux) qui lestent le discours des adolescents. Quand Kafka décrit la difficulté de l’insecte à s’extraire de son lit, cela résonne sans aucun doute avec la douleur de nombreux adolescents qui, recroquevillés sous leur couette un lundi matin, cherchent à puiser le courage d’en sortir dans un réservoir vide : «Il voulut d’abord sortir du lit par le bas du corps, mais cette partie inférieure de son corps que d’ailleurs il n’avait encore jamais vue et dont il ne parvenait pas à se faire une idée précise, s’avéra trop difficile à mouvoir ; tout cela bougeait si lentement ; et quand enfin, exaspéré, il se poussa brutalement de toute ses forces en avant, il calcula mal sa trajectoire et vint se heurter violemment à l’un des montants du lit, et la douleur cuisante qu’il éprouva lui fit comprendre que la partie inférieure de son corps était peut-être pour l’instant la plus sensible ».
Après le homard et l’insecte, vient la truie… Marie Darrieussecq écrit un roman d’apprentissage du passage à l’âge adulte : Truismes[iii]. Le récit commence par l’interdit de la mère à ce que sa fille sorte au moment même où l’adolescente reconnaît les premiers signes de transformation de la puberté. La narratrice passe d’une espèce à une autre par une transformation plus progressive, plus insidieuse, que celle de la métamorphose brutale de Kafka. La jeune fille raconte très bien l’ambivalence des adolescents à l’égard de leur corps, de ses nouvelles potentialités, de ce qu’ils aimeraient pouvoir maîtriser, en vain : « Je me voyais dans la glace et j’avais, pour de bon, des replis à la taille, presque des bourrelets ! Maintenant ce souvenir me fait sourire. J’avais essayé de réduire les sandwichs, j’en étais même arrivée à ne plus manger le midi, tout ça pour continuer à grossir. Les photos des mannequins dans la parfumerie m’obsédaient ». Marie Darrieussecq décrit l’expérience pubertaire comme douloureuse, certes, mais aussi comme un parcours vers la construction de l’identité et d’un espace individuel de liberté. La rencontre avec l’animal à l’intérieur de soi permet à l’adolescent de sortir de la communauté pour trouver un espace psychique propre : « Pour revenir en paix dans les lois de l’espèce, il faut d’abord trouver son lieu », explique Marie Darrieussecq dans un entretien[iv] autour de son roman.
C’est ainsi que les romanciers et les artistes peuvent raconter l’adolescence comme un processus de création et partir de cette expérience éprouvante pour fabriquer une œuvre. C’est le projet que Hervé Gergaud[v] a mené avec les adolescents de l’IME Cerep-Phymentin : « L’animal intérieur ». Le regard du photographe ouvre une fenêtre, invite le double animal à s’exposer devant ses yeux, le fait basculer grâce au travail de la sublimation de la laideur à la beauté. Il fabrique une nouvelle image qui n’est ni le reflet inerte renvoyé par le miroir, ni le reflet vivant que l’on cherche dans les yeux des autres : une image élaborée, ornementée, mise en scène. Ce qui reste habituellement caché à l’intérieur, tapi dans l’ombre, dissimulé aux regards de l’autre, peut enfin se présenter sans réserve. Le travail esthétique donne une voie d’expression à la partie animale, plus ou moins monstrueuse, que chaque adolescent abrite à l’intérieur de lui en essayant désespérément de la domestiquer.
[i] Françoise Dolto, Catherine Dolto, Colette Percheminier, Paroles pour adolescents, ou le complexe du homard, Paris, Gallimard jeunesse, 1999.
[ii] Franz Kafka, La métamorphose, 1915.
[iii] Marie Darrieussecq, Truisme, Paris, POL, 1996.
[iv] Entretien avec Marie Darrieussecq, La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2005/1, n°59.
[v] Hervé Gergaud, photographe et retoucheur d’images, anime différents « ateliers-portraits » pédagogiques sur l’image de soi.
👉Anne Brisson, le 23 novembre 2022, pour l’association Cerep-Phymentin
Crise du climat/crise de la psychiatrie, même combat ? Ces deux grands sujets de société font l’objet d’un même traitement : des cris d’alarme montent inlassablement du terrain jusqu’aux sphères dirigeantes, mais une fois la clameur arrivée tout là-haut, elle ne déclenche aucune décision politique porteuse de réels espoirs de changement. Comme de hurler dans le désert ou de lancer une bouteille à la mer… L’énergie des soignants au chevet de la planète d’un côté et du psychisme de ses habitants de l’autre, pour dénoncer les catastrophes existantes et à venir, semble dépensée à corps perdu.
Il y a des combats qui se sont déjà combinés pour augmenter le volume de la clameur. L’écoféminisme en est un bon exemple, avec son articulation entre pensée féministe et pensée écologiste. Ce courant philosophique, éthique et politique s’appuie sur l’idée qu’il existe des similitudes et des causes communes entre les systèmes de domination des femmes par les hommes et de surexploitation de la nature par les humains. Une combinaison, qui comporte sans doute des écueils, mais qui est utile quant à ses possibilités d’action.
Alors quelles résonances possibles entre climat et psychiatrie ? Cette question déclenche très vite l’émergence d’un souvenir, tel un message précieux dans un flacon balloté par les flots : une intervention de Bruno Falissard[1] sur les troubles neurodéveloppementaux[2] et les classifications psychiatriques en général. Son discours est intelligent et lumineux, sa réflexion se déploie tranquillement, à partir de son socle de connaissances, pour déconstruire certaines représentations théoriques qui parviennent à s’imposer sans forcément avoir pensé à consolider leurs propres bases. Heureusement qu’il existe encore des chercheurs qui retracent l’histoire des idées. Dans sa présentation, un exemple de combinaison entre climat et psychiatrie s’incarne dans une jeune fille : Greta Thunberg[3].
Bruno Falissard commence par souligner la disparition du mot « psychiatrie » au profit du mot « neurologie » avec la mise en avant des TND (en gros l’autisme, l’hyperactivité et les troubles des apprentissages). Le concept de TND décrit la maladie mentale « comme une anomalie du développement du système nerveux central qui conduit à un fonctionnement mental déviant »[4]. Pourtant les personnes qui présentent de tels troubles ne se reconnaissent pas dans cette définition adossée à la neurologie. A commencer par Greta Thunberg qui dit que son autisme est un super-pouvoir. Bruno Falissard décrit alors la « rupture phénoménologique » entre ce qui relève de la psychiatrie et ce qui n’en relève pas. Aujourd’hui l’autisme n’est plus défini par le DSM 5 et, de manière plus générale, les mots du diagnostic n’appartiennent plus seulement aux psychiatres. L’autisme est d’abord une façon d’être au monde, un peu particulière certes, et ne devient une maladie qu’en fonction du « continuum de sévérité ». Par conséquent, les personnes autistes ne veulent pas changer d’identité, elles veulent simplement que les autres les comprennent. Du côté de la psychiatrie, il ne faut donc pas chercher à soigner l’autisme, mais avant tout la souffrance qu’il peut engendrer.
Mais qui est donc Greta Thunberg ? Elle est très connue sous son identité de militante écologiste, propulsée sur le devant de la scène internationale depuis 2018. Mais avant cela, à l’âge de onze ans, elle traverse un épisode dépressif en lien avec des angoisses intenses concernant le réchauffement climatique. Elle est alors diagnostiquée autiste Asperger. Elle se dégage de la dépression et lance des mouvements de grève devant le parlement suédois, puis refuse d’aller à l’école tous les vendredis. Rapidement médiatisées, ces grèves hebdomadaires, « Fridays for Future », sont suivies dans de nombreux pays, dans plus de 250 villes à travers le monde fin 2018. Greta Thunberg n’a alors que 15 ans, elle est en classe de 3e, mais elle fait la couverture du Time qui lui décerne le prix de la personnalité de l’année et elle est classée dans les 100 femmes les plus influentes au monde.
La notoriété de Greta Thunberg, sa visibilité dans le monde donne une caisse de résonance importante à son tweet du 31 août 2019 : « Je suis Asperger et cela veut dire que je suis parfois un peu différente de la norme. Et, dans les bonnes circonstances, être différent peut être un super-pouvoir ». Elle ajoute : « Je n’ai pas annoncé que j’avais été diagnostiquée pour me cacher derrière cela, mais parce que je sais que beaucoup de gens ignorants voient toujours cela comme une maladie ou comme quelque chose de négatif. Et croyez-moi, mon diagnostic m’a déjà imposé des limites ».
C’est alors que son engagement pour le climat vient se combiner avec la crise de la psychiatrie. Une crise qui touche les concepts et derrière eux ce que l’on soigne ou pas en psychiatrie. Ainsi, les angoisses de Greta Thunberg concernant la planète ont mis à jour ses fragilités psychiques et conduit au diagnostic de son autisme. En retour son engagement pour le climat lui permet de proposer au monde entier sa propre définition de l’autisme, et par là-même un changement de paradigme qui remet au goût du jour la phénoménologie. Et comme le souligne Bruno Falissard : Qui pourrait dire à Greta Thunberg que « son fonctionnement mental » est « déviant » alors qu’elle est « la personne qui va peut-être faire que la planète aille mieux dans les dix, cinquante, cent ans qui vont arriver » ?
[1] Bruno Falissard est pédopsychiatre, enseignant de santé publique à la faculté de médecine Paris-Saclay, directeur du CESP (INSERM), ancien président de l’IACAPAP.
[2] On retrouve certaines parties de sa présentation dans le texte suivant : https://vif-fragiles.org/les-mots-de-bruno-falissard.
[3] www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/10/14/greta-thunberg-l-impossible-legerete_6145725_4500055.html.
[4] Définition de Michael Rutter pour les troubles neurodéveloppementaux.
👉Anne Brisson, le 19 octobre 2022, pour l’association Cerep-Phymentin
Ce qu’évoque Bernard Golse résonne manifestement avec un texte de Daniel Marcelli, « Ethique du savoir, éthique du sujet… Le travail du pédopsychiatre », publié dans la revue Contraste, Enfance et handicap, « Savoir, ne pas savoir », n°9, 1998.
Les 25 ans qui séparent ces deux réflexions ne sont pas venus à bout de la problématique qu’elles soulèvent. L’insistance pour que les connaissances soient validées scientifiquement et que les objectifs thérapeutiques tendent vers la normalité représente un danger pour la notion de soin, même si le « Care » est devenu à la mode, même si certains philosophes essaient de réintroduire le courant humaniste dans les institutions de soins.
Dans son article de 1998, Daniel Marcelli s’interrogeait sur les rapports entre le soin et la connaissance. Être soignant, quand on soigne la souffrance psychique, c'est mélanger inlassablement des matériaux ni complètement miscibles ni hétérogènes : les concepts théoriques, les données cliniques, une certaine connaissance de soi-même, pour ouvrir un espace de pensée où le discours des patients fait l’objet d’une quête de sens. Marcelli explique très bien que pour soigner, il faut avoir acquis et organisé un certain nombre de connaissances, mais qu’elles ne suffisent pas à « être soignant ». Le savoir est sans effet thérapeutique en dehors d’une relation d’accompagnement avec sa dimension transférentielle.
Daniel Marcelli évoque aussi la recherche en pédopsychiatrie en insistant sur un paradoxe : on peut définir ce qui entrave le bon développement d'un enfant sans pour autant pouvoir saisir les conditions les meilleures qui garantiraient le développement le plus équilibré. L'éthique de la recherche doit donc articuler, en cherchant à garder l’équilibre, l’éthique du sujet et l’éthique du savoir pour éviter que cette dernière ne se transforme en éthique de la normalité.
L’autre risque est que la souffrance du sujet prenne le pas sur l’intérêt pour le symptôme, avec un enlisement de l’éthique de la recherche dans l’éthique du sujet. L’empathie pour la souffrance entrave alors complètement les objectifs de la recherche et masque l’idée que le symptôme est une création pour trouver un aménagement à la souffrance.
Daniel Marcelli souligne ensuite que les recherches évacuent le sujet singulier, car le « vrai » serait du côté du nombre. Les rencontres avec les patients, les histoires cliniques qui nous donnent tant à penser ne permettent plus d'élaborer des concepts validés scientifiquement. Pourtant, dans le champ de la santé mentale, ce sont bien les récits des patients qui stimulent l'appareil psychique des soignants, qui mettent en route leur curiosité intellectuelle et leur désir de comprendre. Les théories psychanalytiques se sont méticuleusement construites sur ce qui se dégageait de commun et de différent dans les histoires singulières des patients. Les notions sont constituées de ces liens inextricables entre ce que la pensée du soignant fabrique à partir de ce que produit le psychisme du patient. Et c’est pourquoi l’on ne peut séparer l’éthique du savoir de l’éthique du sujet.
Finalement, si ces deux éthiques ne sont pas facilement superposables, comme l’écrit Bernard Golse, c’est parce que les soignants doivent les faire tenir ensemble comme dans un jeu du tir à la corde sans gagnant… avec l’idée de garder la tension entre les deux équipes sans jamais chercher à faire chuter l’une ou l’autre !
La réflexion autour de cette problématique continue, comme le montre le programme de la journée doctorale du PCPP, « L’éthique à l’épreuve de la pensée psychanalytique » qui aura lieu le 24 septembre 2022.
👉Anne Brisson, le 19 septembre 2022, pour l’association Cerep-Phymentin
Plus précisément, sur le volet éthique, les attentes sont : la formation des professionnels et le partage en équipe sur les questionnements éthiques à partir de situations vécues dans l’accompagnement de la personne. Les évaluateurs vérifieront dans le dossier usager la trace de ce questionnement propres à son accompagnement. Première publication par la HAS du référentiel national pour évaluer la qualité dans le social et le médico-social (2022) : consulter le document.
Anne Brisson, psychologue depuis toujours ou presque !...
A 16 ans, je tombe sur Freud, au programme du cours de philosophie. La découverte de l'inconscient, du mien et de celui des autres, bouleverse complètement mes représentations du monde et ouvre des trouées intelligibles dans le brouillard qui m'enveloppe. Je suis aussi impressionnée par l'homme, Freud, qui n'hésite pas à dévoiler sa vie psychique, ses souvenirs, ses rêves, ses actes manqués, ses pensées inavouables, pour expliquer comment se construit et se remanie sans cesse sa théorie.
Les études de psychologie sont une évidence, à Paris 7 pour son orientation psychanalytique assumée. Diplômée à 22 ans, avec quelques heures de stages pour toute expérience clinique, je ne me sens pas très aguerrie pour trouver un poste en institution.
Mais de nombreuses fées, tous genres confondus, se sont penchées sur le berceau du bébé psychologue : je commence à travailler pour l'association À l'aube de la vie (Serge Lebovici et Bernard Golse), puis Carnet Psy (Manuelle Missonnier) et le Bulletin de la Waimh francophone. Après quatre années dans l'édition et mon installation en libéral, mon expérience institutionnelle débute à la Guidance infantile telle qu'elle a été façonnée par Michel Soulé et son équipe. Le dialogue entre clinique et théorie est un flux permanent, tandis que l'élaboration circule, non sans conflit, mais sans barrage au sein de cette équipe pluridisciplinaire. Les références théoriques tricotées avec les éléments cliniques et l'ouverture sur les recherches actuelles font socle.
Quand on a la chance de travailler dans un service aussi vivant et créatif, on y reste le plus longtemps possible, jusqu'à ce que les remaniements administratifs et les transformations du soin en psychiatrie par les nouvelles formes de management rendent l'engagement clinique intenable.
Partie vers d'autres territoires institutionnels, l'opportunité de participer au comité de rédaction du Cerep-Phymentin me permet de retrouver le socle et de construire de nouvelles pistes de réflexion.
Avant de conclure, je partage avec vous cette proposition de Sameroff et Emde (psychiatres et chercheurs) qui me semble intéressante pour toute forme de travail en commun : « Notre stratégie de consensus nous a procuré certains avantages, mais elle comportait aussi des inconvénients parmi lesquels l'influence potentielle et excessive de la pression sociale en faveur d'un accord. Pour contrer cette tendance, nous avons été très attentifs à ne pas passer sous silence nos divergences d'opinion » (Les troubles des relations précoces, Paris, PUF, 1993). C'est dans cet esprit que j'espère contribuer à préserver et faire vivre des espaces de pensée et des groupes de travail qui peuvent encore s'exprimer librement.
👉Anne Brisson, le 20 juin 2022, pour l’association Cerep-Phymentin
Quelques livres qui ont marqué ma formation universitaire et dont les titres à eux seuls sont des invitations à la réflexion :