Héritage d’une tradition familiale, j’écoute souvent le dimanche soir « Le masque et la plume » présenté par Jérôme Garcin sur France Inter. Coup sur coup les 9 et 23 avril derniers[1] sont programmées, entre autres, deux œuvres cinématographiques portant sur deux dispositifs de soin : le premier, un documentaire de Nicolas Philibert, intitulé « Sur l’Adamant » suit le quotidien d’un hôpital de jour situé sur une péniche amarrée quai de la Râpée à Paris, et le deuxième, le dernier film de Jeanne Herry « Je verrai toujours vos visages », une œuvre fictionnelle sur des groupes de paroles entre victimes et agresseurs organisés dans le cadre de mesures de justice pénales. Les critiques sont unanimes ! Allez les voir ! Ni une ni deux je planifie deux séances dans la semaine.
Dans « Sur l’Adamant » on découvre une institution qui prend soin du sujet, ouverte et créative où des patients touchants, étranges confient à la caméra quelques bribes de leur vie, de leur journée, certains leurs quêtes, leurs obsessions d’autres restent plus silencieux, observant presque la caméra ou cherchant à l’éviter ? On les voit arriver, repartir, jouer de la musique pour certains, écrire pour d’autres ou encore dessiner. Des projections de cinéma sont aussi organisées. Toutefois plusieurs questions restent en suspens : qu’est-ce qui sous-tend ce documentaire ? Quelles relations sont tissées entre le cinéaste et les sujets filmés (à la fois patients et professionnels) ? Certaines critiques évoquent un documentaire humaniste mettant en avant le fait qu’il n’y aurait plus de différence entre soignants et soignés... Quel est le questionnement du cinéaste ? Peut-être sera-t-il plus présent dans les deux volets suivant car Sur l’Adamant est le premier film d’un triptyque de documentaires sur le sujet.
Quelques jours plus tard je m’engouffre dans une salle obscure pour aller voir « Je verrai toujours vos visages ». Un tout autre registre : c’est d’abord un récit fictionnel interprété par des comédiens. La cinéaste cadre avec force des récits de vie qui s’entrecroisent, se choquent et se rencontrent ! C’est bouleversant… En sortant je fais quelques pas jusqu’à la station de métro en me disant : voilà un film où le sujet ne se réduit pas à ses actes et à ses troubles.
A l’heure de l’austérité budgétaire, des combats institutionnels, des luttes pour faire entendre ceux qui n’ont pas voix au chapitre, j’entends les publics concernés par les dispositifs de soin et les professionnels, le regard cinématographique est une force vive ! Mais pas n’importe quel regard il me semble. Dans une émission de France culture Claire DENIS dit ceci « On ne pose pas sa caméra, l’important c’est être sujet de son désir de voir ».
Dans les « Patients », film documentaire tournée en 1989, où l’on voit l’émouvante dernière tournée d’un médecin, elle capte mille petites et grandes histoires de la souffrance humaine au quotidien. Dans une interview pour un magazine elle explique sa question « quand je vais chez le médecin ce qui m’étonne toujours c’est qu’il sait quelque chose sur ma vie que je ne sais pas. Et c’est la relation que j’ai voulu filmer entre le docteur et les patients qui viennent lui demander comment ils vont. »
Décrypter les pratiques sociales et plus spécifiquement les dispositifs de soin par un regard cinématographique pourrait être par les temps qui courent un outil précieux s’il ne se satisfait pas d’un artifice fictionnel et que le point de vue du cinéaste sur l’objet qu’il filme reste toujours en construction. Claire DENIS précise que ce qui l’intéresse « C’est quand on voit des humains, quand on voit la distance entre l’humain et ce qu’il est en train de faire du mieux qu’il croit… on se dit ouais les humains ils font ça, c’est étrange… ». Dans « Je verrai toujours vos visages » on voit des professionnels qui luttent, rient, craignent, doutent… des détenus qui se mettent en récit, prennent le temps d’écouter, d’accomplir d’autres actions, qui s’inscriront cette fois-ci dans la société comme signifiantes du souci de l’autre et des victimes qui revendiquent, manifestent leur colère, leur sentiment d’injustice jusqu’à pouvoir à nouveau écouter, entendre l’autre dans ce qu’il a de singulier. Ces mises en récit permettent in fine de parler du collectif.
Un documentaire est une affaire de liens qui se tissent. Pour aller plus loin, dans son ouvrage intitulé « Le tiers, psychanalyse de l’intersubjectivité » Alberto EIGUER[2] revient sur la place de témoin. Cette notion m’apparait tout à fait intéressante pour parler de la place du cinéaste face au sujet qu’il filme car il précise que le témoin n’existe que par son témoignage qui comporte une double temporalité : celui où le témoin observe ou entend un phénomène et celui où il le restitue en faisant le récit. Dès lors qu’il s’agit de filmer une institution de soin le pari à relever est exigeant car la mise en récit par le cinéaste participe à la construction de l’identité narrative[3] des sujets filmés et de l’institution même. Et réciproquement, l’identité narrative du cinéaste sera elle aussi convoquée de par le ou les questions qui inaugurent sa démarche. Il me semble alors que c’est au carrefour de ces identités narratives que pourra se dessiner une mise en récit authentique et passionnante des dispositifs de soin.
Référence radiophonique :
Podcast : Les nuits rêvées de France culture, La nuit rêvée de Claire DENIS par Albane Penaranda (nuit du samedi 15 au dimanche 16 novembre 2014).
Julia Richard pour l'association Cerep-Phymentin,le 25 mai 2023
[1] Podcast France Inter, le masque et la plume présenté par Jérome GARCIN, émission du 9/04/23 et du 23/04/23.
[2] Eiguer A. (2013), Le tiers Psychanalyse de l’intersubjectivité, Paris, Dunod.
[3] Telle que décrite par Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Le seuil.