Pour ces fêtes de… Hum, il paraît qu’il ne faut plus dire : « de Noël », cela ne serait pas laïque et pourrait être excluant. J’avoue que la petite bobo parisienne bien pensante que certain.es en province peuvent me dire être a quand même du mal à associer le mot Noël à une fête religieuse. Elle représente plus une fête de la consommation, mais je m’égare… donc pour ces fêtes de fin d’année, d’hiver, de Noël…, pour ces vacances qui approchent à grands pas, avec le comité de rédaction, nous avons fait le choix de mettre en avant des activités, lectures qui pourraient occuper vos journées dans la ville ou au coin du feu. Personnellement, j’ai décidé de partager avec vous l’exposition photo de Tina Barney, qui est au Jeu de Paume jusqu’à la fin du mois de janvier. L’affiche promotionnelle : une photo de famille sur laquelle une jeune femme porte autour du cou un vrai boa m’a fascinée et donné envie de découvrir l’univers de cette artiste.
Pour me rendre au Jeu de Paume, dans le jardin des Tuileries, j’ai pris la ligne de métro 12. En sortant du sous-terrain métropolitain, j’ai été plongée dans le monde féérique qui lors de ma première venue à Paris, à 5 ans m’avait rendue amoureuse de cette ville. La Concorde et la Tour Eiffel avaient l’air de prendre le thé, autour d’une table qui n’était autre que l’Assemblée Nationale.
Peut-être est-ce parce que sur cette même période du mois de décembre, je suis allée voir deux concerts des films de Tim Burton : un premier, au MPAA, à Saint-Germain-des-Près, avec un quartette puis un second au Zenith avec un orchestre philharmonique, et au chant : Danny Elfman, l'auteur des musiques des films de Tim Burton ; qu’en voyant la dame de fer et la pharaonique colonne, je me suis sentie Alice qui pour un après-midi plongeait dans un monde merveilleux. Je me voyais déjà faire le chemin inverse d’Alice : me replonger dans un monde enfantin, quitter pour un bref instant ma vie adulte.
N’est-ce pas pour cela que nous aimons les activités culturelles, lire pour découvrir l’ailleurs, écouter la musique pour se laisser emporter vers d’autres cieux, danser pour que le corps nous transporte hors de notre esprit ? Mais, parfois, souvent, toujours, la culture nous rappelle aussi qu’elle a une dimension sociale, qu’elle revêt un caractère sociologique, qu’elle donne à voir notre monde comme nous aurions préféré le refouler. Alors oui en me rendant à l’exposition de Tina Barney, j’ai fait le chemin inverse, je me suis replongée dans un monde normé qui de loin avait bercé mon enfance.
L’exposition présente un travail photographique de 40 ans. Tina Barney a photographié, des années quatre-vingts à nos jours, le monde auquel elle appartient. Certaines photos sont celles de sa famille, de sa sœur, d’elle-même. Au fil du temps, les personnes qui étaient enfants sur les premières photos sont devenues des épouses, des époux, ont eu des enfants, voire des petits enfants. Elle présente son travail comme plaçant la focale sur la Famille, les positions de chacun et chacune. D’une photo à l’autre, on distingue les relations de pouvoirs : qui est assis sur le fauteuil Louis XV ? (enfin ce qui ressemble à un fauteuil Louis XV dans mon imagination), qui est en arrière-plan ?, qui est certes sur la photo, mais dont l’image est floue ? En adoptant un regard de sociologue on pourrait repérer les rôles normés de chacun et chacun.e : des hommes qui lisent les journaux pendant le temps du déjeune r; une femme qui porte le bébé ; un homme assis, sa femme debout derrière lui.
Qu’est-ce que j’éprouve en regardant ces photos? Je suis perplexe, je ne sais pas quoi en penser. L’art doit-il nous amener à penser, à réfléchir ? Peut-être pas, quand j’arpente les musées, moi ce qui m’intéresse ce n’est pas d’étudier d’où vient la lumière, ce que l’artiste veut dire, mais ce que j’éprouve. Sur les quatre premières photos, je sens bien qu’elles réveillent quelque chose de la petite fille que j’ai été.
Je continue, maintenant je vois des enfants, des jeunes adolescentes. Je suis troublée, Tina Barney fige l’instant, les regards sont vides, parfois je vois les photographié.es comme des statues et en même temps j’ai l’impression de les entendre hurler pour que je vienne les libérer du carcan familial dans lequel elles sont enfermées.
Je pense alors à Alice et son pays des merveilles, courir, toujours courir, fuit-elle, cherche-t-elle son chemin ?
Deux adolescentes en maillot de bain sur un plongeoir, collées l’une à l’autre, elles posent pour la photo, sans extravagance, une pose naturelle, mais qui reste travaillée.
Vraiment comme Alice, je suis perdue, les émotions, les éprouvés s’entrechoquent à chaque photo. Tout va trop vite pour que j’arrive à y faire sens. Alors, je sors de mon intériorité pour écouter les conversations autour.
Les hommes… j’ai l’impression qu’ils voudraient être ailleurs, les femmes sont plongées dans la lecture du fascicule de l’exposition. J’entends : « Attends, je vais te montrer une photo », un mari sort son téléphone. « Tu vois c’est une photo de ma famille, il suffit que je l’imprime en grand et je pourrais être dans l’expo » affirme-t-il au mari numéro 2. Tous deux rigolent.
Plus loin, une guide du musée a fait s’asseoir un groupe de 5/6 enfants de 7/8 ans. Elle les questionne sur la photo : « Est-ce que la chambre de la photo, elle semble être la chambre de tout le monde ? » Quelques voix émettent des « oui », des « non », des « C’est en bazar », « Elle est grande ». La guide récupère la parole et se lance dans une explication sur le rayon de lumière qui place la focale sur le placard : « L’artiste : Tina Barney a mis un gros rétroprojecteur pour mettre le placard en évidence ». Oh là là, les hommes sont à leur place d’homme, ils ont accompagné leurs épouses à l’expo. Les enfants de 7/8 ans sont en train d’être éduqués à l’analyse objective des travaux d’art. Je me sentirais presque oppressée.
Et la subjectivité dans tout cela. Comme dans les photos de Tina Barney, elle me semble absente. Tina Barney s’est défendue de ne pas photographier la noblesse, la bourgeoisie américaine et européenne. Pourtant, elle photographie des familles qui sont des dynasties, ou chacun et chacune appartient à une lignée. Peut-être ne vivent-ils pas dans un château, emblème de la noblesse (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016), mais l’intérieur des maisons à ce côté ostentatoire des meubles parés d’or qui brillent et qui en imposent.
Je continue ma déambulation, et je m’arrête sur une photo, une jeune fille de 15/16 ans, jean, pull rayé blanc et rouge, elle pourrait faire la pub pour Ralph Lauren. Je ne sais pas si je bloque sur cette photo parce que je me revois, ou que je vois celle que certain.es auraient aimé que je sois dans ma jeunesse. Je repense à la parole d’un enfant quand j’étais soignante en hôpital de jour, même si cela fait plus de dix ans, elle est restée gravée dans ma mémoire : « « Et toi, la petite bourgeoise »… et il avait certainement du finir par un « ta gueule ».
Je ne sais pas si j’aime cette exposition, mais vraiment elle ne me laisse pas indifférente.
Quelques pas, je m’arrête de nouveau longuement devant une autre photo. Cette fois, la jeune femme est dans l’espace public, allongée, nue dans une baignoire, un piercing au sein droit, un tatouage sur le sein gauche et un autre sur le flanc droit. Toujours, ce regard vide et pourtant qui semble dire tellement. Là aussi je crois que je m’identifie. Je n’ai pas été cette jeune fille rangée au pull rayé rouge et blanc, mais suis-je devenue cette femme qui a bravé certains diktats en parant son corps de tatouages ? Les tatouages longtemps cela a été un signe d’appartenance à un clan ; maintenant est-ce qu’ils permettent d’exprimer sa singularité ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, cependant devant cette photo j’imagine que cette jeune femme par cette réappropriation de son corps a voulu mettre à distance les attentes que sa famille bourgeoise avait pour elle.
L’exposition touche à sa fin, je ne mettais pas trompée, j’ai bien fait le chemin inverse d’Alice, je me suis plongée dans un Nouveau Monde, qui aurait pu être le mien. De cette visite, j’ai retracé mon histoire, repensé à mes choix de vie, à ces moments de bifurcation. Voilà pourquoi, j’aime tant l’art et la culture ; parce que personnellement cela me transporte, m’éclaire et me fait réfléchir. Je suis pressée de parler de cette exposition avec mes proches, de les entendre me dire que cela semblait bien loufoque, de pouvoir partir de certaines photos des photos que j’ai prises pour échanger avec les étudiant.es sur ce que l’on transmet et comment on transmet les choses aux enfants et à notre entourage. Je sais que pousser les portes des musées, ce n’est pas simple que cela dépend de notre éducation familiale, de nos codes sociaux ; pourtant je suis persuadée que nous, soignants, formateurs, éducateurs nous pouvons permettre à certain.es qui n’oseraient pas faire le grand saut, d’au moins faire le premier pas vers ce Nouveau Monde qui ouvre à l’introspection et à l’imaginaire.
Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. (2016) . II. Noblesse et bourgeoisie : les enjeux du temps. Sociologie de la bourgeoisie. ( p. 27 -45 ). La Découverte.
►Amélie Turlais, le 18 décembre 2024 pour l'associaton Cerep-Phymentin
Quand nous avons en comité de rédaction évoqué la thématique du dépassement de soi, j’ai tout de suite eu l’image des super-héros en tête.
Déjà parce que depuis ma plus jeune enfance, j’adore lire, regarder Batman, Superman, Wonder Woman, et aussi parce que dès mes premiers pas dans le monde du social, du médico-social et du sanitaire, j’ai eu l’impression de revêtir une cape de super-héroïne. Que ce soit en tant que soignante, chercheuse et formatrice, je crois que si je n’avais pas ce costume je ne pourrais pas répondre à mes propres exigences de ces métiers de l’accompagnement. Alors quand en cours, il y a quelques semaines, avec une dizaine d’étudiantes de premières années, j’ai recours au Dixit comme outil de médiation pour faciliter la parole et qu’une étudiante choisit une carte avec une jeune femme portant une cape pour m’expliquer que certes elle sait qu’elle n’est pas une super-héroïne mais que ce qu’elle retient de ces premiers pas sur son terrain de stage, c’est la satisfaction d’accompagner des enfants à grandir, je me dis que cette image de super-héros elle doit symboliser pour beaucoup d’entre nous notre : engagement (Villa, 2018), implication « institutionnelle » (Loureau, 1998) ; implication « professionnelle » (Join Lambert et al., 2014) ; investissement (Golse, 2017).
Il me semble que ces trois notions permettent sur différents registres de mettre en avant comment nous, acteurs du social, du médico-social et du sanitaire nous pouvons exprimer la manière dont les valeurs qui nous portent se transforment en action. Elles mettent en lumière une des spécificités des métiers du social, du médico-social et du sanitaire, celle de donner de sa personne pour mettre en place une action et pour accompagner ne personne. N’oublions pas qu’à l’émergence du travail social au début du XXe siècle, les qualités qui sont valorisées sont celles de la générosité, l’altruisme et le don de soi (Fablet, 2009), compensant des pratiques nouvelles qui manquent de fondements théoriques et scientifiques. Si, comme j’ai déjà pu le mentionner dans un billet précèdent, depuis le début du XXe siècle, la société évolue avec une tendance à l’individualisme et à la professionnalisation, faisant évoluer les rôles des professionnels du social, du médico-social et du sanitaire, il me semble que pour beaucoup de ces acteurs le don de soi reste une valeur forte.
Je prendrais comme exemple, un temps accompagnement de 7 étudiantes qui dans le cadre de leur formation doivent mettre en place individuellement au sein de leur structure de stage un projet pédagogique et éducatif pour répondre aux besoins des jeunes enfants. Sur ces 7 étudiantes, 3 d’entre elles ont, comme on pourrait l’exprimer en anglais, “walked the extra miles[1]”.
La première a voulu acheter avec ses propres deniers, les ustensiles nécessaires à l’activité qu’elle voulait mettre en place. La seconde a mobilisé sa famille pour construire un meuble (quand je vous écris construire un meuble, je ne fais pas référence au fait d’acheter et monter un meuble IKEA, non non, mais bien de partir de bois brut pour construire un meuble) nécessaire pour mener à bien son projet de réaménagement de l’espace dans sa structure. Enfin, la troisième a passé une soirée entière à dessiner à l’aquarelle et à écrire pour produire une œuvre originale et permettre à un enfant d’avoir accès à un livre (parents et professionnels n’en avaient pas trouvé en librairie) qui soit en écho avec ses passions.
Alors, bien sur la formatrice que je suis, est touchée en plein cœur de voir un tel engagement, une telle implication, un tel investissement qui dépassent les attendus d’un devoir. Alors, bien sûr la formatrice que je suis est presque émue aux larmes de voir un tel engagement, une telle implication, un tel investissement de futurs professionnels dont la pratique est si fortement tournée vers l’autre, vers celui qu’elle accompagne, même si pour cela, dans le don de soi, il faut pour un temps un peu s’oublier soi-même.
Si je parle en mon nom, je sais que comme ces étudiantes, en tant que formatrice, j’ai cette valeur du don de soi qui me porte au quotidien. J’aime penser que les étudiants qui croisent mon chemin et qui sont en mal-être dans leur apprentissage, seront convaincus à la fin de mes enseignements de la beauté de la recherche, de l’épanouissement qu’ils pourront acquérir par les études.
Au cours de mes recherches, j’ai aussi croisé beaucoup de professionnels qui par le don de soi portaient l’espoir de permettre aux enfants de mieux vivre, de mieux s’épanouir. En tant que soignante, je me souviens de cette volonté que nous avions avec les collègues de permettre aux enfants que nous accompagnions d’aller mieux avec l’idée que nous n’osions pas formuler de vive voix que nous, dans notre structure, nous réussirions là où les autres avaient été en difficulté.
Dans toutes ces situations, formateur/rices, furtur.es profesionnel.les du social, éducateur/rices, soignant.es, nous revêtons souvent notre cape de super-héro.ïnes. Certainement pensons-nous qu’à grand pouvoir, grandes responsabilités (clin d’œil à Spiderman !). Pourtant, parfois j’ai l’impression que nos responsabilités ne cessent de grandir mais que les politiques publiques tendent de plus en plus à amoindrir notre pouvoir. Parfois, je crains pour les professionnels qui tous les jours sont sur le terrain et qui donnent tant d’eux-mêmes avec des moyens qui ont tendance à se réduire. Parfois, je crains que ces futures professionnelles que je forme, soient en épuisement professionnel au bout de deux, trois terrains.
Cependant, je me souviens de mon expérience de soignante en psychothérapie institutionnelle, des échanges riches avec les collègues à réfléchir, penser, ne pas être d’accord pour faire sens à ce que l’on vivait au quotidien, pour mieux comprendre les enfants que nous accompagnions. Alors tant que nous aurons des espaces de pensée, je pense que nous pourrons toujours enfiler notre cape de super-héro sans jamais oublier que nous ne sommes que des personnes ordinaires. Moi j’aime me penser comme une « Ironman / Ironwoman » avec cette capacité à transformer ce que je trouve sur mon chemin en quelque chose d’utile pour les autres. Et vous, vous êtes quel super-héro dans votre quotidien ?
Bibliographie
Fablet, D. (2009). Quels modèles de référence pour les travailleurs sociaux ? Empan, 75 (3), 72-79
Golse, B. (2017). Détruire ou effacer l’objet : Les mécanismes autistiques et leur impact transférentiel et contre-transférentiel. La psychiatrie de l’enfant, 2(2), 215-228.
Join-Lambert Hélène, Euillet Séverine et al. 2014. « L’implication des parents dans l’éducation de leur enfant placé. Approches européennes », Revue française de pédagogie, 187, p. 71-80
Loureau, R. (1988). Le journal de recherche. Matériaux d’une théorie de l’implication. Paris : Méridiens Klincksieck
Villa, D. (2018). Travail social : un engagement en acte ? Sociographe, 1(1), 75-84.
[1] Expression qui pourrait se traduire comme n’ayant pas ménagé leur effort, ayant fait plus que ce qui est attendu
►Amélie Turlais, le26 novembre 2024 pour l'associaton Cerep-Phymentin
Quelques mois après avoir soutenu ma thèse, j’ai été invitée à présenter mon travail de recherche auprès de jeunes doctorant.es et d’étudiant.es en Master. Lors des temps informels, j’ai beaucoup été questionnée sur le quotidien d’une thésarde[1]. Encore aujourd’hui, une de mes réponses résonne : « Pendant mes années de thèse, je n’ai été qu’une tête. ». Une tête chercheuse, j’ai perdu la tête, je me suis pris la tête, je suis tombée mille fois sur la tête, j’ai voulu faire de nombreuses têtes au carré, beaucoup m’ont cassé la tête et comme vous pouvez vous en douter j’ai eu la tête qui tourne ; mais à la fin je crois que j’ai su garder la tête froide et en sortir avec une tête bien faite. Mais voyez-vous, si je n’avais été qu’une tête avec une vie certes bien remplie qu’en était-il du corps ? Ce corps, je l’avais éprouvé lors de mes années à l’hôpital de jour, pourquoi sur ce temps de présentation je n’avais pas réussi à me saisir de ce qu’il m’avait appris. Le corps en travail social, en psychothérapie institutionnelle n’était-il pas un outil réflexif ? Si je ne m’en étais pas saisie à ce moment, je suis heureuse de pouvoir partager avec vous dans cette newsletter, les ébauches de ma réflexion. Pour construire ma pensée, je partirai de quatre observations faites avec différentes casquettes : en tant que formatrice de futures éducatrices de jeunes enfants, en tant qu’animatrice d’analyse de pratique, en tant que soignante et en tant que chercheuse.
Dans mon statut de formatrice auprès de futur.es éducateur/rices de jeune enfant, j’interviens entre autres sur les enjeux de la communication non verbale. Ma pratique pédagogique s’appuie sur la maïeutique, et une approche active, de la découverte. Je fais le pari que c’est en mettant les étudiant.es en action, qu’ils/elles peuvent s’engager dans une réflexion sur un sujet donné. Aussi, en début de mois, je commence un cours que j’ai tout simplement intitulé : Le corps en travail social. Pendant plus d’une heure et demie, les étudiant.es ne sont pas assis.es derrière une table mais déambulent dans la salle, marchent, vite, lentement, seuls, à deux, à quatre, à huit. Ils/elles jouent en se mouvant, en s’exprimant non pas par les mots mais par leurs gestes. Elles/ils apprennent à se regarder, à lire les expressions de l’autre, des autres. Au bout de 45 minutes, certains signes de fatigue se font sentir, certaines têtes tournent, certains genoux deviennent sensibles, certains dos deviennent douloureux. J’observe les tenues, les chaussures, ils/elles savaient que nous allions être en mouvement cet après-midi-là. Certain.es sont en claquettes, d’autres en Crocs. A cette vision mon propre corps devient douloureux.
Depuis quelques années, j’anime des groupes d’analyse de pratiques en crèche. Il est régulier que les professionnel.les lors de ces temps de parole abordent leurs douleurs au corps : mal aux genoux, mal au dos, mal aux bras. J’aime bien alors travailler avec elles sur les expressions en lien avec ces tensions corporelles : en avoir plein le dos, être sur les genoux, porter à bout de bras. Pourtant, quand elles me racontent leur quotidien, je vis avec elles à quel point leur corps est mis à rude épreuve. Être EJE, c’est être en mouvement constant, au sol, à hauteur d’enfant, se lever pour se rasseoir, se plier pour ramasser, s’étirer pour ranger en hauteur, porter les enfants, les asseoir, les endormir. Quand j’aborde avec elles, les techniques pour s’asseoir, pour porter, j’ai alors l’impression d’une grande traversée du désert. Je crois qu’aucune ne sait jamais poser la question de comment faire avec son corps, comment celui-ci est un outil de travail.
Mardi, je ne participe pas à la prise en charge des enfants ce soir. 16h30 retentit par la sonnette qui s'agite. Ce bruit lancinant me sort de ma bulle, cette bulle qui m'enveloppe. La douceur du vent, la légèreté des feuilles se percent. La dureté et la lourdeur des pas me ramènent à une autre temporalité de l'hôpital de jour. 16h30, l'heure du goûter, les premiers enfants arrivent. Je me détache de ma cachette, de la lecture des dossiers, et je me jette dans l’arène. J'observe ces enfants, ces adultes. Maxime finit de me soustraire de ma légèreté, mon observation devient participante. Je suis chercheure, je suis soignante. Mes racines sont fragiles, mais je construis mes branches. Entre les deux, je vacille. Les soirs où je suis soignante, Maxime m'ignore de « ta gueule ». Les soirs où je suis chercheure, il s'agrippe à moi. Ce soir, il s'agrippe à mon écharpe. Du haut de ses 7 ans il me déracine. Paul me fait reprendre pied. Il est maintenant 17h00, les enfants entrent dans leur groupe et je retrouve mon terrier. 20h00, je ne suis plus dans les murs de l'hôpital de jour, je n'entends plus les pas des enfants et pourtant je ne peux pas les oublier, Maxime m'a laissé une marque à mon cou.
Au fil du temps passé à l’hôpital de jour lors de mes années de thèse, mon style vestimentaire s’est transformé les soirs ou j’étais soignante. J’ai tout d’abord perdu les grandes boucles d’oreille, puis j’ai arrêté de mettre des chaussures à talon pour les troquer contre des baskets. Je suis aussi passée de jupes courtes, à jupes longues pour finir en jeans. Les enfants à l’hôpital de jour m’ont appris à m’habiller en tant que soignant (non, je n’ai pas oublié le E, à la fin de soignant). Par leurs réponses verbales et physiques, ils n’ont jamais manqué de venir sanctionner un comportement qui me déplaçait en tant qu'adulte dans une posture autre que celle de soignant. J’ai très vite compris que pour les enfants les signes de féminité déplaçaient la soignante dans un autre statut, difficilement acceptable pour eux, celui de femme. Les boucles d'oreilles longues, les bracelets, les jupes devaient rester au placard, ils dérogeaient pour les enfants à la fonction de soignant.
Qu’est-ce que le corps nous apprend sur nos pratiques ? Le corps est-il un « outil » de travail ? Le corps est-il « une marchandise » ? Je ne m’engagerai pas dans ce débat ici, de grand.es auteurs/rices (Héritier, Despentes, etc…) le nourrissent bien mieux que je ne pourrais le faire. Cependant, toutes ces observations m’amènent à penser le corps comme un « outil » de médiation, de création, de support, de travail. Souvent dans nos métiers du social et du sanitaire, il est négligé, peu considéré, peu respecté. Parfois, nous oublions nous-même d’en prendre soin. Parfois, nos institutions le maltraitent. Parfois, ce sont les autres qui y laissent des traces. Parfois, un contexte en dessine une autre image. Nos métiers du social et du sanitaire transforment notre corps. Si vous avez l’occasion de rencontrer la personne avec qui je partage ma vie, vous pourrez constater en quoi son métier d’EJE a modelé ses bras et sa force. Si vous avez l’occasion d’échanger avec les étudiant.es que j’accompagne, elles pourront vous partager comment se réapproprier son corps et comprendre celui des autres dans leurs pratiques professionnelles. De mon côté, mon corps, depuis quelques années, j’en fais un agent réflexif. Les traces que m’ont laissé les enfants de l’hôpital de jour m’ont permis de mieux comprendre ce qu’ils vivaient, ce qui se jouait à ces instants pour eux. Être à l’écoute de son corps et de ses éprouvés n’est-ce pas avoir accès à de nouvelles clefs de compréhension d’analyse de nos pratiques professionnelles ? D’ailleurs, vous, qu’est-ce que vous apprend votre corps de vos pratiques, et de votre métier ?
[1] Pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus, je vous recommande la lecture de « Carnet de thèse » écrit et mis en dessin par Thipaine Rivière.
[2] Ce texte a été écrit lors d’un atelier d’écriture et essaye de raconter poétiquement un vécu en hôpital de jour lors de ma collecte de données pour mon travail doctoral.
►Amélie Turlais, le 23 octobre 2024 pour l'associaton Cerep-Phymentin
Pour cette rentrée « scolaire », lors du premier comité de rédaction des newsletters, nous avons décidé d’écrire sur la thématique du choix. Thématique de prédilection, me direz-vous, pour la sociologue que je suis. Pourtant, que ce soit à partir de mes lectures bourdieusiennes (Bourdieu, 1979, 1993) sur le déterminisme social, ou de mes confrontations à l’individualisme méthodologique de Boudon (1973,2007), j’avais l’impression que lors de mon temps passé sur les bancs de la fac, j’avais déjà noirci beaucoup, voire trop de pages sur cette thématique.
Qu’allais-je bien pouvoir partager avec vous chers lecteurs et chères lectrices ce mois-ci. J’avais dans ma tête différentes idées mais toutes étaient floues. Quand j’avais l’impression d’en saisir une, celle-ci s’évaporait. J’ai alors mis en place mon rituel de lutte contre la page blanche : la marche méditative. Par chance, le soleil était présent ce jour-là, fait assez rare en ce mois de septembre. J’ai donc été arpenter, pendant plusieurs heures, les rues de Paris. Sans but précis, sans pensée construite. De retour à mon domicile, j’ai pris une feuille et un stylo et pendant dix minutes sans lever le stylo de ma feuille, j’ai écrit tout ce qui me venait en tête. Dix minutes sans lever, ni poser le stylo, si vous n’en avez jamais fait l’expérience, je vous invite à essayer, vous verrez ça chauffe le poignet. A la relecture de ce texte sans grand intérêt littéraire et sans réel fil conducteur j’ai dégagé plusieurs réflexions sans au premier abord de lien, mais j’ai eu envie d’en partager une avec vous.
Quelques années passées, j’ai collaboré à un travail de recherche intitulé le Sens de l’Agitation chez l’Enfant, avec comme acronyme : SAGE (Beliard, et al., 2015) ! L’objectif central de cette recherche (n’oubliez pas je suis sociologue) était d’analyser les usages sociaux des catégories : « troubles ». Pour le dire autrement, de comprendre la manière dont parents, enfants et professionnels se saisissent d’une catégorie « psy » dans l’organisation et le parcours de vie de l’enfant. Lors de la phase de collecte de données, j’étais en observation distanciée au sein d’une consultation pédopsychiatrique. Pendant plusieurs mois, une fois par semaine, j’ai eu l’opportunité d’assister aux consultations parents/enfants et de prendre le temps, à la fin des temps de consultations, d’échanger avec les parents. Précisons bien ici que parents et enfants ont toujours été informés des raisons de ma présence et ont eu le choix de l’accepter ou non.
Tout au long de ces mois, grâce à une prise de note intense, il m’a par la suite été possible de mettre à l’écrit une description du déroulement des séances, une explicitation et une analyse critique des outils utilisés par la pédopsychiatre pour construire un diagnostic. Il m’a aussi été possible de mettre en lumière la place et le rôle qui était donné par le médecin aux parents et aux enfants dans les décisions à prendre par rapport au diagnostic et aux possibles prescriptions faites.
Sans être une experte sur les concepts de capacités, capabilités, pouvoir d’agir et empowerment, ce que moi j’avais beaucoup apprécié dans la pratique de ce médecin était sa manière d’exposer les faits et les possibilités de soins aux parents et aux enfants, pour les amener à choisir à partir de leurs attentes et de leurs pratiques parentales. Arrivant des sciences de l’éducation, j’avais en tête les travaux de Kellerhals et Montandon (1992) et tout particulièrement le concept de pratique éducative démocratique. Je m’en sens proche dans mes pratiques de pédagogue. J’aime l’idée de construire à partir des besoins et des envies de chacun, sans qu’un détenteur d’une autorité descendante impose sa propre vision. Alors, ce médecin qui présentait la palette de soins possibles aux parents et aux enfants pour qu’ils soient acteurs dans ces décisions, ça m’a tout de suite emballée.
Mais comme toujours, ce sont les concernés : parents et enfants, qui m’ont conduit à remettre en question mes idées et ma pensée. A la fin d’une consultation, une mère me parle. Sa voix résonne encore en moi comme égarée. J’ai l’impression qu’elle est peut-être plus perdue à la fin de la consultation qu’au tout début. Je comprends que quelque chose m’échappe. Peut-être a-t-elle vu, à son tour dans mes yeux, dans mon corps, ma confusion ; en tout cas elle me dira dans ces termes à peu près :
« Vous comprenez nous ne sommes pas médecin, nous n’avons pas fait d’études pour tout bien comprendre ce qui arrive à notre enfant, alors quand on nous demande ce qu’on pense être le mieux pour lui, nous nous ne savons. C’est pour ça qu’on vient voir un médecin, parce que lui il sait, lui il peut dire ce qu’il faut faire. »
Je me souviens bien de cette journée, de cet échange, des mots de cette mère, je les ai cogités pendant de longues soirées. Ce n’est pas anodin, si sur la thématique du mois, j’ai eu envie de la partager avec vous. Se voir donner le choix, avoir la possibilité de participer au processus de décision a toujours été pour moi une étape vers la liberté de chacun et chacune. Pouvoir choisir, pouvoir décider c’est pour moi se défaire, se libérer des chaînes de notre origine sociale et culturelle. Pourtant, aux paroles de cette maman, j’ai pris pleinement conscience que nous n’avions pas toutes et tous la capacité de faire un choix pour ensuite le porter, et l’assumer.
Le partage de cette réalisation me conduira certainement une autre fois à vous partager les raisons pour lesquelles j’ai une croyance inconditionnelle en la recherche, ou au tout du moins en la méthodologique de la recherche scientifique.
Bibliographie :
►Amélie Turlais, le 24 septembre 2024 pour l'associaton Cerep-Phymentin
Cher·es lecteur/rices, permettez-moi de vous partager ici un peu du contenu développé lors du comité rédactionnel de Tempo sur le thème de ce mois : Santé mentale, on nous a vendu du rêve. Dans un échange sous forme d’une tempête de cerveau, nous avons évoqué « l’illusion au bonheur » « la société de consommation » « le désir de toujours vouloir plus ». Lors de cette chauffe du cerveau… Je ne sais pas comment opère le vôtre, mais le mieux est un bon vieux diesel (enfin je l’espère moins polluant) il a besoin d’être émulsionné pour fonctionner à pleine puissance, mais là je m’égare. Je disais donc lors de cette chauffe du cerveau, certainement par association libre, j’ai revécu deux expériences : l’une lors d’une recherche-action en AEMO, l’autre lors d’une animation de groupe d’analyse des pratiques en crèche.
Alors quand il a fallu se mettre à l’écriture de ce billet, je suis passée par plusieurs entrées en matière. Voyez-vous j’avais mon fil rouge, je savais l’idée que je voulais vous présenter ; mais malgré de nombreuses marches méditatives, ce fil restait une belle pelote que je n’arrivais pas à tricoter. Aussi, j’ai suivi le conseil que je peux donner à mes étudiant·es quand ils/elles déboulent angoisé·es dans mon bureau parce que : « vraiment, mais vraiment, Amélie, vous ne comprenez pas, je ne sais pas quoi écrire, je ne sais pas comment l’écrire, je suis devant mon ordinateur, mais rien ne sort. ». J’ai pris une feuille et un stylo et j’ai décrit ces deux expériences passées peut-être sans être trop fidèle à une certaine réalité. Depuis le comité rédactionnel, elle me collait à la peau, il fallait que je m’en détache pour pouvoir tricoter de manière intelligible ma pensée par la suite. Je vous les livre ici:
Nous sommes en 2010. Je participe à ma première recherche-action, au sein d’un service d’Aide Educative en Milieu Ouvert. La commande a été faite par la direction générale. Face à un service surchargé, plus de 32 mesures par travailleurs sociaux, l’objectif est de pouvoir mieux comprendre cette surcharge de travail. La première hypothèse est que les situations sont de plus en plus complexes ; qu’au-delà de la prise en charge sociale, les jeunes, les enfants ont de plus en plus de troubles psy. En plus, nous expliquera un éducateur spécialisé, on a plus de moyens, on ne peut plus faire de « sortie resto ». Sortie resto présentée comme un outil essentiel pour construire le lien de confiance qui permettra de travailler : avec le jeune ?, sur le jeune ? Avec ou sur, ma mémoire vacille.
Nous sommes post-Covid, je m’en souviens bien, nous n’avons pas de masque pour ce temps d’analyse des pratiques alors que nous avions commencé avec ce groupe avec un masque. Cela doit faire une petite année que nous élaborerons ensemble. Ce jour-là nous parlons de la routine en crèche. Une lassitude de la routine qui est présentée comme psychiquement épuisante par l’équipe. Le cerveau s’endort, et le corps ne réagit pas bien : mal aux articulations, douleur dans le dos. « Et vous comprenez en plus, nous n’avons pas encore le budget pour acheter d’autres jouets, d’autres jeux. Ça ne nous aide pas à pouvoir mettre en place des activités » m’explique une professionnelle de la crèche.
À l’écriture de ces réminiscences, ma pelote commence à se dérouler. Pourquoi avoir besoin de consommer pour exercer correctement ses missions ? Pourquoi les éducateurs en protection de l’enfance valorisent-ils tant la sortie resto ? Pourquoi les professionnels de crèche ont besoin de nouveaux jouets ? À cette mise en question, je rigole de moi-même : pourquoi ai-je besoin de m’acheter tant de « jolis » stylos et cahiers pour l’animation des GAPs et pour écrire mes observations de recherche ? Parce que le temps que je passe à chercher, choisir, et à acheter cahiers et stylos, je ne le passe pas à réfléchir. Et même si trop souvent on m’a dit que je réfléchissais trop, je ne vais pas vous mentir, c’est quand même bien plus simple de faire le tour des papeteries parisiennes, que de s’asseoir à une terrasse de café ou à mon bureau pour reprendre à froid les temps d’échange en GAP ou analyser les données collectées en recherche. Serait-ce donc cela « sortir au resto », « acheter des nouveaux jeux » donnerait l’illusion d’être dans l’action. Je fais alors le lien « faire sur » et « faire avec ». La première fois où je conscientise une transformation dans la structuration des pratiques psycho-socio-éducatives je suis en plein échange avec une amie qui comme moi à ce moment est en pleine écriture de thèse. Elle me parle alors de Saül Karz et de sa distinction entre : faire pour les personnes, faire sur les personnes, faire avec les personnes. Aussitôt je pars me replonger dans quelques-uns de ces écrits. Je fais alors du lien avec un enseignant-chercheur qui a eu beaucoup d’influence dans mon parcours : Dominique Fablet. Dans un article écrit en 2009 intitulé : Quels modèles de référence pour les travailleurs sociaux ?, Fablet présente une typologie « chronologique » des valeurs et références qui orientent les pratiques des intervenants socio-éducatifs. Dans un premier temps, il présente le modèle de référence de : La vocation et sa tendance moralisatrice. Dans un second temps, le modèle de référence de : La technique relationnelle et sa tendance psychologisante, auquel pourrait s’ajouter même si cela n’apparait qu’en filigrane dans son écrit le modèle de référence : La médiation sociale et sa tendance contractuelle. Cette modélisation rejoint ce que d’autres chercheurs ont pu mettre en avant. Castel (2003) argumente le passage d’un État providence et d’une logique statutaire ou tout individu à accès à des prestations sociales dans une intention de prévention des risques à un État actif et d’une logique contractuelle ou l’individu doit se saisir des moyens à sa disposition pour agir sur ses difficultés. Astier, Duvoux (2009) développent l’idée que dans nos sociétés actuelles si l’individu n’est pas maître de son sort, il doit être maître de son de sa vie. Ehrenberg (2001) identifie l’autonomie comme nouvelle norme de nos sociétés et lors de la journée institutionnelle de CEREP-Phymentin (entre autres) en 2017 explique le passage rhétorique du vocable : maladie mentale à celui de : santé mentale. Pour Ehrenberg se dessine alors la figure d’un nouveau patient en psychiatrie avec qui les intervenants doivent « agir avec lui » plus qu’« agir sur lui ». Au fil des ans, et au fil de mes lectures, recherches, analyses de pratique, j’ai cherché à modéliser les choses à partir du schéma que je vous présente ci-dessous. Je vous demande toute votre indulgence à sa lecture, il est en cours de construction et loin d’être complet. Je vous en souhaitais quand même la découverte puisqu’il va me permettre après avoir déroulé ma pelote de tricoter ma pensée.
Si nos sociétés sont en constante évolution, loin de moi de vouloir affirmer que l’« avènement » d’une société en chasse une autre. Cependant, force est de constater que de plus en plus les valeurs et normes de la société hypermoderne s’imposent à nous. Prenons le bel étendard que l’on sort pour briller en société celui du pouvoir d’agir et de l’empowerment. Ok ok peut-être que je m’enflamme un peu ici, le pouvoir d’agir permet de redonner la parole à des personnes qui longtemps ont été niées, occultées, invisibilisées. Pourtant, quoi faire avec les personnes qui n’ont pas cette capacité à mobiliser le pouvoir d’agir qu’on leur donne. Dans cette perspective et j’espère avoir l’occasion de le développer plus dans un autre billet pour Tempo, oui la santé mentale nous a vendu du rêve. Qui ne voudrait pas que cesse cette cacophonie entre le champ du social, du médico-social et du sanitaire? Quel doux rêve d’envisager pouvoir penser l’individu dans sa globalité, penser sa prise en charge par une complémentarité des intervenants de ces différents champs. Pourtant, de plus en plus je suis dubitative, cette injonction à rendre l’individu actif ne fait-elle pas de lui un consommateur des dispositifs qui lui sont proposés ? Consommer des dispositifs ne serait-ce pas être dans cette fameuse illusion de l’action ? Ne serait-ce pas avec une illusion d’agir sur les difficultés rencontrées ? Peut-être ai-je tort ? Peut-être et je le souhaite le futur me donnera tort ? Pourtant, pour l’instant, je préfère toujours dérouler ma pelote pour tricoter ma pensée, qu’aller consommer x ou y outils pour être dans l’action. Alors me direz-vous, j’ai été formée à la psychothérapie institutionnelle au CEREP-PHYMENTIN donc même en tant que « sociologue », je reste avant tout clinicienne et je préfère l’idée de participer à la transformation des éprouvés des personnes accompagnées que celle de devoir leur apprendre à être actif pour s’adapter. D’ailleurs, être actif pour s’adapter, ce ne serait pas un retour à une société traditionnelle qui attendait que l’individu se conforme ? Sous couvert de pouvoir d’agir par la consommation, peut-être pour maladroitement paraphraser Donzelot (1977), n’y a-t-il pas un risque de créer une nouvelle police des individus ? À force de vouloir voler trop proche du soleil, comme Icare, nous prenons le risque de nous brûler les ailes.
Bibliographie :
Astier, I., Duvoux, N. (2006). La société biographique: une injonction à vivre dignement. Paris : L’Harmattan.
Castel, R. (2003). L’insécurité sociale. Qu’est-ce que protéger ? Paris : Le Seuil.
Donzelot, J. (1977). La police des familles. Paris : Éditions de Minuit.
Ehrenberg, A., Lovell, A. (dir.) (2001). La Maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société. Paris : Odile Jacob
Fablet, D. (2009). Quels modèles de référence pour les travailleurs sociaux ? Empan, 75 (3), 72-79
►Amélie Turlais, le 24 juin 2024 pour l'associaton Cerep-Phymentin
Quand je rencontre des personnes pour la première fois dans la sphère privée, et qu’il m’est demandé quel est mon métier (je suis sociologue) souvent je réponds que je suis funambule. Je suis une équilibriste, je pars d’un point A (partir d’une activité sociale), pour m’élancer sur un fil (découvrir le sens que les acteurs donnent à leur action), et atteindre un point B (appréhender le fonctionnement de l’élément étudié).
En chemin (lors de l’enquête), le risque est fort de me laisser attirer d’un côté (le tout individu) ou de l’autre (le tout société). Si je dois m’expliquer d’un point de vue plus épistémologique, je dirais qu’au début de mes études, j’ai beaucoup entendu parler du paradigme positiviste - traduction du modus operandi des sciences de la nature aux sciences humaines et sociales. Dans cette compréhension de la production de la connaissance scientifique, le chercheur se doit d’être neutre et distant à son objet de recherche.
Néanmoins, de lecture en lecture, j’ai découvert et apprécié des sociologues comme Bourdieu (1979) et Giddens (1984, 1987) qui questionnaient cette vision du chercheur d’un côté et de l’enquêté de l’autre. Le premier avec l’élaboration du concept d’habitus et le second avec celui de structuration remettaient en question cette pensée dualiste et défendaient une compréhension de l’individu et de la société comme superposition. Adhérant à ce postulat : individu et société, socialisation et production se co-construisent dans un échange constant, je considère que oui en tant que sociologue, je suis une funambule, dont la rigueur méthodologique et éthique astreint à trouver et garder un centre tout au long du chemin.
Déambulant sur mon fil-de-fériste, j’ai dû être prise d’une folie passagère qui durent depuis plus de quinze ans maintenant, en choisissant d’être une sociologue de l’intervention qui a recours à l’ethnographie dans sa démarche méthodologie, pour étudier les pratiques psys. Cette carrière commence au sein d’un hôpital de jour accueillant des enfants avec des troubles du comportement, dont les cadres théorique et pratique sont ceux de la psychothérapie institutionnelle. Pendant trois ans, je vais y revenir, j’ai été soignante et chercheuse au sein de cet hôpital de jour.
Alors, écouter, comprendre et partager avec des psys, les contours de l’inconscient ça me parle. En tant que sociologue, le collectif ça me connaît un peu. Mais quand le comité rédactionnel de Tempo pour mon premier billet me parle d’écrire sur l’inconscient collectif, j’ai l’impression d’être en plein dadaïsme. Ah! ces psys!, ils ne manquent jamais de faire réfléchir la sociologue que je suis! En bonne chercheuse, mon premier réflexe est d’aller lire sur l’inconscient collectif. Me voilà en pleine rencontre avec Jung, ça ne pouvait pas être Bion, Tosquelles, ou Oury, auteurs avec lesquels j’avais quelques bases. Au fur et à mesure de mes lectures, je fais des liens avec l’épigénétique. Épi…quoi?, me demanderaient certainement mes étudiants. Ce à quoi je répondrais, un champ de recherche qui permet la rencontre de la biologie (moléculaire) et des sciences humaines. La joie de la lecture des articles scientifiques, bon an mal an, j’apprends plein de choses sur les ARNs. Ce ne serait pas les gênes qui transmettraient un héritage biologique, mais une transmission inter et transgénérationnelle s’opérerait par des cellules comme des ARNs. Dans ma pensée en pleine ébullition, je pense à Hermès, le messager des dieux. J’en arrive à la mythologie, aux mythes. Mais attendez, Freud il n’aurait pas écrit quelque chose sur ça ? Si je ne trompe pas, dans Totem et Tabou les mythes sont présentés comme l’expression d’une vérité voilée. Et puis, je repense à une phrase d’Anzieu (1975; 1-2) :
« Le groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus. (…) Toute vie de groupe est prise dans une trame symbolique, c’est elle qui le fait durer. (…) Une enveloppe vivante, comme la peau qui se régénère autour du corps, comme le moi qui s’efforce d’englober le psychisme, est une membrane à double face. L’une est tournée vers la réalité extérieure, physique et sociale (…). Par sa face interne, l’enveloppe groupale permet l’établissement d’un état psychique transindividuel que je propose d’appeler un Soi de groupe : le groupe a un Soi propre. Il est le contenant à l’intérieur duquel une circulation fantasmatique et identificatoire va s’activer entre les personnes. »
Voyez-vous, avec Freud, j’avais le sentiment de perdre mon centre, je me laissais aspirer par une lecture psy de l’inconscient collectif, avec Anzieu je retrouve ma pensée de sociologue, l’inconscient collectif comme quelque chose qui serait partagé par un groupe d’individu et qui les lierait les uns aux autres.
Cela me ramène à mon temps passé à l’hôpital de jour quand je réalisais mon doctorat, je me suis beaucoup demandé pourquoi soignants, directeur, directrice et enfants m’ont si facilement donné le rôle de soignante, moi qui avais un statut de chercheuse? Bien sûr, j’ai quelques explications, la distinction de Jean Oury entre statut, rôle et fonction en psychothérapie institutionnelle est éclairante. Pourtant lors de ces années de doctorat, quand j’étais invitée dans certains cercles universitaires à présenter mon travail de recherche, j’étais beaucoup interrogée sur ce rôle de soignante qui m'était donné. Certains trouvaient cela discutable du fait de ma formation, ou plutôt de mon absence de diplôme en travail social et/ ou en psychologie. D'autres affirmaient que, certes, j'animais le groupe, mais que je ne remplissais pas le rôle de soignante. Peut-être que mon positionnement venait percuter un mythe de l’inconscient collectif des chercheurs celui du paradigme positiviste. Peut-être que pendant ce temps passé sur ce terrain de recherche qu’était l’hôpital de jour pour faire mon travail de sociologue, il fallait que j’accepte d’aller à l’encontre de ce qui constituait le Soi de groupe des chercheurs pour adopter le Soi de groupe des soignants. Pour illustrer mes propos, je prendrais appui sur un extrait de mon carnet de bord :
La séance de vendredi n’a pas été facile. Aucun enfant n'a vraiment réussi à se poser pour faire ses leçons. Deux enfants arrivent toujours quinze à vingt minutes après l'ouverture de la salle. J'ai l'impression que cela ne facilite pas l’apaisement du groupe. Nasir allait vraiment très mal, il a fallu à plusieurs reprises le laisser seul dans la cour. Olivier a dû le contenir avec force, il jetait des chaises dans tous les sens et se débattait fortement. Le dialogue était impossible. Vassili n'a pas été facile non plus. S'il a pu lire sa leçon, ce fut laborieux. Son comportement est violent. J'ai du mal à savoir comment réagir. Je me sens décontenancée devant le comportement des enfants. Mon positionnement en tant que chercheuse est loin d'être facile. Je ne peux être que dans la participation. Alors que, lors de mon étude sur les Tsiganes, j'arrivais à tenir une distance, je ne pense pas que cela soit possible ici. La place que me donnent les professionnels n'est pas celle d'une observatrice extérieure, mais est-ce vraiment celle d'une soignante ? Ils attendent de moi une implication lors des groupes et si je mets de la distance par rapport à leurs attentes, je m'éloigne d'eux et de leur pratique. Les échanges avec les professionnels, avant, pendant, après le groupe sont au cœur de la pratique. On m'invite à y participer, à échanger sur mes ressentis. Leur pratique s'appuie sur les échanges entre soignants, sur le comportement observé des enfants. Ils sollicitent mon regard à l’extérieur du groupe.
En m'intégrant aux échanges, à l’élaboration psychique du comportement des enfants, l’équipe de l’hôpital de jour m’a donné un rôle de soignante. Rôle que j’ai accepté et que j’ai endossé ayant compris que je me devais de le prendre si je souhaitais mieux appréhender leur pratique. Je ne pourrais pas comprendre, mettre en mot et analyser ces pratiques si à un moment donné je n’acceptais pas d’appartenir au Soi du groupe des soignants.
Quelques mois avant la fin du temps passé sur le terrain, j'ai interrogé de manière informelle la directrice sur la place que l'équipe avait accepté de me donner. Elle m'a expliqué que, suite à ma demande de participer aux groupes, et après m'avoir observée dans les interstices, le binôme de direction ne voyait pas de raison de me la refuser. Ils avaient noté que j'avais adopté une posture adéquate avec les enfants. D’une certaine manière, si je devais lire mon intégration à l’équipe de l’hôpital de jour par le biais de l’inconscient collectif peut-être dirais-je que bien avant mon entrée sur ce terrain, je partageais avec l’équipe et les individus qui la constituaient une culture inconsciente nous permettant de travailler et de soigner ensemble. Cela fait dix ans que j’ai quitté l’hôpital de jour, que j’ai continué mon parcours de sociologue et de funambule par monts et par vaux, pourtant, certainement, de ces années restent dans mon inconscient, ce collectif qui m’a tant appris.
Bibliographie :
Anzieu, D. (1999) (1975). Le groupe et l'inconscient : l'imaginaire groupal. Paris : Dunod
Bourdieu, P. (1979). La distinction : Critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit.
Freud, S. (2015) (1972). Totem et Tabou. Paris : Presses universitaires de France
Giddens, A. (1984). The Constitution of Society : Outline of the Theory of Structuration. Cambridge : Polity press.
Giddens, A. (1987). Social Theory and Modern Sociology. Stanford : Stanford University Press.
Oury, J. (2001). Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle: traces et configurations précaires. Lecques : éditions Champ social.
👉Amélie Turlais, Dr en Sciences de l’Education, sociologue et formatrice en travail social, le 24 avril 2024 pour l'association Cerep-Phymentin