Nous avons, comme tous, fermé l’IME dont je suis le médecin responsable le lundi 16 mars à l’accueil collectif. Grâce à la réactivité de notre direction générale qui nous a demandé de le faire dès le vendredi matin sans attendre les directives de l’ARS, j’ai pu sortir rapidement de mon déni et préparer dans l’urgence le confinement imminent.
Il a été violent en une seule journée de faire une réunion collective avec tous les adolescents, voir individuellement ceux qui étaient le plus en souffrance, puis, de recevoir les membres du personnel individuellement pour mesurer leur adhésion à un travail commun à élaborer rapidement. Peut-être cette situation m’a-t-elle aussi semblé bien périlleuse car j’ai pris la direction de cet établissement il y a un peu plus d’un an ? J’étais en cours de rédaction du projet d’établissement, cadre de travail que nous avons mis en place depuis septembre 2019.
Il fallait faire face à la disparition des murs suite à un début de contenance institutionnelle durement gagnée.
Nous fonctionnons avec 35 adolescents, une équipe de sept éducateurs, un enseignant à temps plein, deux psychologues à mi-temps, une psychomotricienne à mi-temps, une infirmière à temps plein, une chargée d’orientation, une secrétaire et un binôme de direction (chef de service et moi-même, psychiatre).
Cet IME fonctionne avec des adolescents de 16 à 20 ans, actuellement une grande majorité de jeunes majeurs. Depuis l’arrivée de la nouvelle direction, la transformation demandée était le rajeunissement de la population (admission à partir de l’âge de 12 ans) et la prise en charge de patients plus complexes, déficience avec troubles associés (« situation complexe » comme on les appelle dans les instances).
Mais, l’intrication entre le travail éducatif, pédagogique et psychologique était peu soutenue par le tissage institutionnel et l’orientation professionnelle souvent le but des échanges transversaux. L’établissement était, depuis quelques temps, sans psychiatre avec une double direction administrative et le changement escompté était celui d’un renforcement du travail institutionnel grâce à la nomination d’un psychiatre médecin directeur et d’une deuxième psychologue en position de psychologue institutionnelle.
Cette perte des murs se doublait donc d’une perte du cadre institutionnel où les prises en charge en ateliers éducatifs, en petits groupes scolaires et groupes thérapeutiques s’égrenaient sur la semaine avec des moments de réunion pour chaque unité (éducative, pédagogique et de soin) et une grande réunion de synthèse en milieu de semaine.
Cette situation a opéré un recentrement des adolescents dans un premier temps sur leur référent. Alors, qu’à l’IME, il pouvait arriver qu’un adolescent croise très peu son référent hormis sur le groupe de référence de 30 minutes tous les matins, le rapport individuel est devenu le seul et unique moyen de communication.
Les groupes de référence représentent une douzaine de jeunes avec deux éducateurs ayant chacun cinq à six référés.
De plus, les référents ont également l’obligation d’accès aux parents comme intermédiaires pour certains adolescents trop en difficulté pour communiquer directement par téléphone.
Plus de médiation entre les adolescents et les soignants comme la plupart des ateliers à l’IME animés en binôme, la parole comme seul outil et une absence de présence physique... Comment alors retisser un lien de partage émotionnel pluri-hebdomadaire en allant au-delà de la prise de nouvelles ?
Les référents se sont appuyés sur leur binôme pour appeler les jeunes du collègue quand le contact semblait intéressant. Une création de transfert latéral pour éviter une relation duelle trop menaçante ! Nous avons réussi à éviter certaines ruptures de parcours en nous appuyant sur les relations entre les jeunes. Nous étions à la recherche de toutes les ressources pour ne pas interrompre le lien et nous accommoder avec cette situation étrange.
L’enseignant a pu mettre en place une plateforme scolaire afin que les jeunes accèdent à des exercices communs mais aussi des exercices individualisés pour leur niveau. Un énorme travail de création d’un outil propre à l’IME avec des codes d’accès pour tous les soignants et les jeunes.
Comment repenser également les interventions groupales des thérapeutes (psychologues, psychomotricienne et infirmière) et leur participation aux ateliers en binôme avec les éducateurs comme pour la piscine, l’équitation, l’atelier terre, corps en jeux…
Comment penser aussi le travail institutionnel d’écoute des éléments sémiologiques multiples qui est fait en synthèse d’équipe chaque semaine ?
Comme d’habitude dans les institutions, l’équipe éducative est en première ligne dans le recueil du quotidien (« les secrétaires de l’aliéné » comme dit Lacan).
Alors, j’ai puisé dans mon expérience en CATTP pour les enfants autistes sans langage et le soutien du groupe Emergence du langage de la CIPPA sous la direction de Chantal Lheureux-Davidse.
Lorsque la rencontre n’a pas encore eu lieu… Nous avons mis en place un cadre qui permet d’aller les rencontrer à tout prix (je dis souvent à l’équipe qu’il faut y aller avec son corps et après on pensera à ce qui s’est passé un peu comme dans un rêve ou un cauchemar) avec un maximum de régression chez les soignants pour un recueil d’interactions sensori-motrices. Nous prenons ensuite deux temps de reprise, un post groupe des deux salles de groupe séparément puis une synthèse avec toute l’équipe. J’ai été très heureuse de constater lors de cette expérience que la rencontre se faisait assez vite avec peu de découragement même si les rituels étaient très présents et que les idées de médiations apparaissaient en fonction de la demande de l’enfant dans le groupe avec une capacité de rêverie des thérapeutes rappelant l’accordage affectif de D. Stern.
Je me suis appuyée aussi sur les consultations avec les parents d’enfants autistes, la façon très directe de m’adresser à eux en consultation pour que l’on puisse parler du même enfant et les aider à interagir au niveau de leur enfant pour relancer une dynamique familiale.
Avec les parents de ces grands adolescents de l’IME, que nous voyons moins souvent et avec lesquels le contact n’est pas de cet ordre-là, il a fallu trouver un moyen de les aider à rencontrer leurs enfants pour éviter la perte de contact. Alors, au téléphone, je me suis mise à parler des ressentis de façon très imagée, explicative comme je l’ai toujours fait avec les plus petits. Pouvoir expliquer à un parent que son enfant qui vient d’essayer de l’étrangler est sujet à une angoisse d’effondrement insupportable lors d’une ouverture de porte et mettre en avant la valeur de l’accrochage au corps de l’adulte à côté de la valence agressive du geste. Car, quand la peur est confuse et envahit les parents, la violence de l’enfant ne fait que se renforcer car il perçoit la perte de contenance de l’adulte.
Aider les parents à sortir de la culpabilité d’un enfant qui ne correspond pas à l’enfant idéal, d’auto-dévalorisation vis-à-vis de leur image de parents idéaux, relancer donc l’interaction en expliquant la nécessaire adaptation du parent à la compétence actuelle pour nourrir des moyens de médiation créative, de partage émotionnel et la reprise d’un développement plus harmonieux…
C’est la grande modification du confinement où l’adolescent est à aller chercher chez lui avec l’aide de ses parents. Et, comme en consultation familiale, cela fait beaucoup de monde à écouter avec des identifications multiples, déni, clivage qui doivent sédimenter pour ne pas aggraver les passages à l’acte. La possibilité de faire tiers étant parfois hasardeuse, nous avons fait du lien nous aussi…
Il m’a donc semblé indispensable de mettre en place des cellules d’écoute pour les éducateurs référents avec les deux psychologues et la chef de service. La chef de service écoute également l’enseignant. Après des débuts fourmillants, elles organisent peu à peu des moments d’échanges hebdomadaires avec les deux éducateurs écoutés prenant appui sur des écrits eux aussi hebdomadaires.
Je me suis vite attelée de mon côté à écrire des mails ou appeler les CMP, CMPP, pour voir avec quels partenaires extérieurs nous allions pouvoir travailler afin d’éviter les décompensations. Nous avons demandé à certaines équipes d’hôpital de jour pour des patients nouvellement admis de faire des liens téléphoniques aussi.
Nous mettons en place des réunions téléphoniques avec les collègues des CMP, CMPP, et essayons de contenir les crises au domicile en articulant nos interventions. Certaines prises en charge thérapeutiques se dénouent. Ainsi, j’ai accompagné une mère vers son armoire à pharmacie pour trouver le médicament prescrit par le psychiatre du CMPP il y a quelques mois car sa fille était totalement isolée et l’échange a pu aboutir à une mise en place de traitement car les hallucinations ont été mieux comprises in situ.
Il était très difficile de penser lors des trois premières semaines de confinement devant l’afflux d’informations par téléphone, messages et par mail. Chacun faisait des comptes rendus par mail lors de chaque appel. La situation rendait le discours extrêmement descriptif, des faits réels sur ces adolescents offrant un regard sur leur quotidien, celui de leurs parents… un accès à une intimité sans pouvoir extraire des symptômes ? Voir de trop près avec le risque de fermer les yeux…
Dans le cas contraire, des portes fermées par des parents réticents ou des adolescents démissionnaires avec un risque de rupture de parcours.
Le lundi, nous avons gardé une réunion avec la direction, les psychologues, l’infirmière et la psychomotricienne afin de réfléchir rapidement aux solutions à proposer pour appuyer les appels des éducateurs et le travail de l’enseignant auprès des jeunes. Les psychologues, qui ne faisaient pas de suivis individuels à l’IME mais seulement des prises en charge en groupe, se sont répartis les patients autistes, psychotiques pour des appels téléphoniques une ou deux fois par semaine.
La psychomotricienne a mis en place des séances de relaxation au téléphone. L’infirmière a appelé toutes les familles pour vérifier les difficultés de respect des mesures de confinement et des gestes barrières et s’est enquis régulièrement de la santé des jeunes et de leur famille.
L’appel du médecin psychiatre a été une possibilité permanente pour tous les jeunes en cas de difficulté du jeune ou de la famille.
Le standard téléphonique de l’IME permet aux familles et aux jeunes de nous joindre en permanence pour signaler les difficultés de lien.
La réunion du mercredi, synthèse avec toute l’équipe avant le confinement, s’est structurée autour d’un éducateur et de son écoutant avec le médecin directeur, en présence de l’enseignant. Elle opère une deuxième reprise suite à l’échange entre l’éducateur et son écoutant une fois par semaine, ma lecture de l’ensemble des écrits hebdomadaires des éducateurs et des écrits des suivis thérapeutiques ainsi que de la réunion du lundi où nous parlons des jeunes les plus en difficultés psychologiques.
Cela a permis de penser l’élaboration d’un planning pour chaque adolescent. Les appels des éducateurs se sont répartis deux, trois fois par semaine voire tous les jours avec des heures fixes. La question d’un support vidéo s’est posée pour les adolescents les moins à l’aise dans la parole et ceux qui ont intégré l’IME il y a peu de temps. Les programmes se sont enrichis très vite grâce aux ateliers de l’IME alliant fitness, cuisine, couture, lecture, art en visite culturelle repensés pour chaque jeune. Les appels de l’unité de soins (psychologue, psychomotricienne, psychiatre) uni ou bihebdomadaire ont complété ces emplois du temps.
Dans un second temps, une poursuite d’ateliers collectifs à distance s’est remise en place comme la gazette, la BD, des séances vidéo avec le cuisinier. Ainsi, certains éducateurs appellent d’autres jeunes que ceux qu’ils ont en référence pour organiser les activités et la plateforme de l’enseignant devient un outil transversal pour y déposer la gazette, les vidéos de cuisine, des lectures.
Les interactions, si riches entre les différents membres de l’équipe, se remettent maintenant en place de nouveau contenues par la référence soutenue par les écoutants. La question de « faire corps institutionnel » s’est posée avec la confection d’un trombinoscope de l’équipe à l’attention des patients les plus en difficulté sans support visuel. C’est l’éducateur, nouvellement arrivé dans l’institution, qui l’a représenté sous la forme d’une maison avec des unités éducatives (l’enseignant est dedans), de soin avec la direction au même niveau. Mais au-delà de cet aspect descriptif, ne faut-il y voir la recherche d’un peu de chair pour penser ensemble à la maison l’IME ?
Nous avons réussi à contenir toute l’excitation de la rencontre dans le virtuel en trouvant un nouveau cadre pour penser tout le matériel et continuer à faire de la clinique. Ce double niveau d’écoute me permet de rester dans une position analytique de l’institution.
J’ai souvent pensé ce travail de direction institutionnelle avec les outils de la pensée de W.R. Bion notamment celui de la fonction alpha et de ses métaphores plus récentes comme celle d’Antonino Ferro du « passa pomodoro ». J’ai eu parfois des images plus personnelles de théière avec une infusion lente et des parois bien solides pour maintenir au chaud une boisson à consommer plus tard. En écrivant ce texte dans cette situation si particulière, l’idée de la constitution d’une pensée sans la présence physique m’a fait associer sur la circulation extracorporelle. L’institution ne met plus les corps en présence mais cette reprise en après-coup des éléments d’interactions en infusion dans mon système somato-psychique permet peut-être de créer le rebond nécessaire pour qu’on puisse continuer à parler de processus thérapeutique…
La question de la poursuite de ce travail à distance se pose au quotidien et il va nous falloir désormais penser le déconfinement, double tâche de contenance d’un cadre nouvellement en place et d’un accueil collectif futur qui ne sera pas celui que nous avons interrompu il y a peu…
Ainsi, nous sommes en train de repenser les prises en charge en groupe. Après les avoir eus en prise en charge individuelle puis au travers d’atelier en commun mais avec une participation individuelle, nous essayons de les rêver de nouveau sur une médiation commune… mais laquelle nous sera-t-elle permise par notre psychisme pour avoir le sentiment de ne pas trop nous exposer à la menace virale ?
À coup sûr, la parole sera certainement la plus utile pour la mise en récit de l’absence avec des petits groupes sur quelques heures dans un premier temps…
Notre adaptation est soumise à rude épreuve mais c’est sans doute dans cette recherche que nous sommes le plus proche de l’individualisation des prises en charge des patients et, dans ma position de directrice d’établissement, j’ai le sentiment de faire des ressources vraiment humaines au profit de tous…
Docteur Armelle CADORET, 27 avril 2020
Psychiatre
Directrice IME CEREP-PHYMENTIN (75019)
Médecin Responsable CATTP (Champigny sur Marne)