Journée associative : Anne-Marie Paul

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Journée associative : discours de Anne-Marie Paul, enseignante spécialisée, agrégée des lettres modernes, psychologue clinicienne, psychanalyste, à l'hôpital de jour du Parc Montsouris

Le cas d’Alexandre exposé par mes collègues montre bien comment l’apprentissage scolaire est souvent le lieu du symptôme pour ces adolescents, et comment la pédagogie fait partie intégrante du dispositif de soin à l’hôpital de jour Montsouris, dans la tradition de la psychothérapie institutionnelle. De fait, une pratique particulière de l’enseignement spécialisé se transmet dans notre institution.

La langue française, par ses spécificités phonétiques, associe à l’école un imaginaire inquiétant : du sang de l’enseignement à la colère du scolaire, les jeunes enfants doivent composer inconsciemment avec ces signifiants énigmatiques auxquels, pour certains, la situation d’apprentissage donnera corps… Apprendre, c’est recevoir le discours de l’Autre, ce langage qui à la fois fait de nous des sujets de culture et nous aliène. Etre bon élève suppose de tolérer la frustration et la passivité. Pour la plupart des enfants, la curiosité motive le désir d’apprentissage et permet de supporter la soumission au discours établi des « savoirs fondamentaux », qu’ils vont s’approprier. Il est significatif que les filles réussissent mieux à l’école que les garçons : la valorisation traditionnelle de leur obéissance a fait de beaucoup d’elles les réceptacles dociles du discours des maîtres et des professeurs. Mais cette réussite, pour certaines, a un prix coûteux, une suffocation angoissée qui mène à la phobie scolaire et autres symptômes. Depuis la pandémie de 2020, ce sont justement en majorité des filles que nous recevons à l’Hôpital de jour.

Au-delà des données de genre, pour les jeunes aux assises narcissiques fragilisées par le pubertaire, apprendre est vécu comme l’effet d’une emprise angoissante contre laquelle ils résistent, activement pour ceux qui sont désignés comme « mauvais élèves », ou passivement, pour les élèves performants terrorisés par l’échec… Les adolescents en rupture de scolarité que nous accueillons ont refusé de se soumettre à la violence symbolique, ou l’ont tellement intériorisée qu’elle les persécute. Comme l’écrivait notre collègue enseignant de philosophie, Pierre Michard, parti à la retraite en 2011, l'activité pédagogique a été vécue par ces adolescents « comme une maîtrise qui gave jusqu'au dégoût d’un savoir supposé comblant sans que l'enseignant soit entamé lui-même d'une moindre perte. Perte qui ouvrirait, alors, à une réciprocité, au partage ». Notre expérience confirme qu’une pédagogie de la réciprocité et du partage permet de transmettre à ces jeunes des connaissances, et surtout la capacité d’apprendre et de penser par eux-mêmes, au cours de leur subjectivation.

Considérer l’élève avant tout comme un sujet porteur d’une histoire, plutôt qu’un cerveau, permet la création de liens entre la culture scolaire et sa pensée en souffrance. Ces liens symboliques émergent à travers une relation pédagogique qui co-construit des objets transitionnels, dans un dialogue privilégiant l’échange. Dans le cadre des cours, face à des blocages massifs, on pratique ainsi une psychopédagogie cherchant à rencontrer l’intérêt de l’élève plutôt qu’à lutter contre ses résistances.

Une seule chose passionne Quentin : les autobus. Ce grand adolescent présente une dysharmonie psychotique et une extrême agitation. Il a un passé scolaire douloureux malgré sa vivacité intellectuelle, il manifeste en cours une opposition farouche, surtout avec les enseignantes… sa mère travaille dans l’Education Nationale. Son refus du cours de français cède quand je lui propose d’imaginer et dessiner une ligne de bus. Après avoir inventé les noms des différents arrêts, Quentin accepte de rédiger le voyage d’un passager, qu’il intitule « Bienvenue dans mon imagination ». Et comme la passion pour les trains et autres véhicules pulsionnels est assez partagée, le projet d’écriture RATP, Rêverie Adolescente des Transports Poétiques, s’étend à d’autres jeunes et donne lieu à un affichage dans les couloirs de l’institution. Suivant son propre itinéraire, Quentin trouvera une formation scolaire à sa sortie de l’hôpital de jour.

En cas de refus scolaire massif, il est possible à Montsouris de suspendre un temps la scolarité, ou de proposer des cours individuels sans évaluation scolaire et sans suivi strict des programmes, afin que le jeune renoue avec le plaisir d’apprendre en s’appuyant sur un adulte qui l’accompagne_ c’est l’étymologie du terme pédagogie. Des espaces groupaux associant les enseignants aux soignants permettent également partage et réciprocité.

Dans les groupes thérapeutiques à médiations, on joue avec les mots, les images, les gestes, les enseignants dansent, font pousser des racines non carrées, chantent en rythme...ou pas… Ces médiations variées sont l’occasion de rêver ensemble. Prélude à la pédagogie explicite, elles instaurent la possibilité d’une écoute entre adolescents et profs, par le jeu, au sens du playing de Winnicott, et à travers une pratique dont les adultes n’ont pas la maîtrise.

Dans les groupes de parole, comme le groupe philo co-animé par notre actuel enseignant de philosophie Maryan Benmansour avec Elena Gloukhovskaïa, psychologue référente, il s’agit « d’accueillir la parole et la pensée des adolescents, dans un espace qui leur rende leur propre pensée supportable ». Je cite mon collègue philosophe, qui écrit dans l’ouvrage collectif Perspectives psychopédagogiques : « Pour penser avec des adolescents, il est nécessaire de trouver une position entre les différents savoirs : ni celle du savoir scolaire, ni celle du savoir adolescent, ni celle de l’adulte qui sait. Une formule un peu vague permettrait de nommer cette position comme celle de l’adulte qui ne sait pas tout sans pour autant tout ignorer ». Le but : permettre une circulation plus souple entre les différentes positions du savoir, dont le savoir inconscient.   

Plusieurs enseignants cliniciens ont apporté leur contribution et leur style à cette manière de transmettre que nous cultivons aujourd’hui : entre autres, Renée Laetitia Richaud, Isée Bernateau, Teresa Rebello, Thierry Braconnier… Aujourd’hui portée par les enseignants spécialisés, dont certains sont également psychologues et psychanalystes, et par notre psychopédagogue Delphine Gentizon, dont la place symbolise le lien entre l’équipe pédagogique et l’équipe soignante, cette culture particulière a dû s’actualiser, notamment dans une collaboration plus étroite avec l’Education Nationale. Nous espérons pouvoir transmettre cet héritage d’un enseignement qui vise la relance du désir d’apprendre chez des adolescents « en panne de vie ».

Le 22 mars 2024