Médiations culturelles et artistiques à l'EPI

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Un témoignage proposé par Claudine Breton Dumont et Julien Remmeau, éducateurs spécialisés à l'EPI

À l’hôpital de jour l’EPI, nous proposons différentes médiations culturelles et artistiques aux enfants et jeunes adolescents accueillis (5-16 ans) : histoires et contes, arts plastiques, bibliothèque, chant, terre, atelier d’écriture, théâtre, bibliothèque, travail sur l’image et visionnage de films…

Partons de l’étymologie de ces trois mots : Culture, Art, Médiation.

 Le mot CULTURE nous renvoie au verbe latin « colo(ere) » qui signifie habiter, cultiver, soigner la terre et par extension l’esprit, l’intelligence. Chez les enfants et les adolescents dont nous prenons soin, quelque chose de la construction de soi n’a pas été ou mal approprié, symbolisé et intégré. En ce sens, il nous semble que tout ce que nous pensons et mettons en œuvre dans nos institutions participe de cette idée : nous travaillons à humaniser, à transmettre.

« Ars » désignait l’habileté, le métier. Dans le domaine de l’esthétique, ART est associé au beau, alors que la technique est associée à l’utile (aujourd’hui, on voit bien que les deux peuvent être liés). Nous pourrions dire alors qu’avec les médiations culturelles et artistiques, nous soutenons le mouvement de « produire » du sujet, du sujet et du groupe, à partir de découvertes, d’explorations et de pratiques dans le domaine de l’esthétique, du sensible, de la place faite à l’émotion. Nous n’en attendons pas un résultat tangible, quantifiable, évaluable.

MEDIA. Utiliser des médiations, c’est dire à l’enfant, à l’adolescent : entre toi et moi, il y a un espace, un espace qui est soutenu par la parole mais qui ne tient pas qu’à elle. Cet espace de jeu à la fois nous sépare et nous permet de nous rencontrer. Le travail pourrait se situer là où les deux aires de jeu se rencontrent (Winnicot parle de « conversation »).

Dans Jeu et réalité, l’espace potentiel (1971), Winnicot écrit : « Nous voyons (donc) que ce n’est pas la satisfaction pulsionnelle qui permet à un bébé de commencer à être, de commencer à sentir que la vie est réelle et à trouver qu’elle vaut la peine d’être vécue (...), on ne peut parler d’un homme qu’en le considérant avec l’accumulation de ses expériences culturelles. Le tout forme une unité. J’ai employé le terme d’expérience culturelle en y voyant une extension de l’idée de phénomènes transitionnels et de jeu, mais sans être assuré de pouvoir définir le mot « culture ». En fait je mets l’accent sur l’expérience. En utilisant le mot de culture, je pense à la tradition dont on hérite. Je pense à quelque chose qui est le lot commun de l’humanité, auquel les individus et les groupes peuvent contribuer, et où chacun de nous pourra trouver quelque chose, si nous avons un lieu où mettre ce que nous trouvons ».

Produire du sujet

      Ce choix de médiations s’inscrit dans le projet de soin pensé pour chacun en équipe pluridisciplinaire. Dans le groupe des grands, cela soutient spécifiquement et articule notre quotidien. Régulièrement les jeunes adolescents savent que nous allons sortir pour aller découvrir ensemble un artiste, une exposition, une installation et cela va constituer un terreau commun d’expériences partagées à l’extérieur puis dans l’institution où nous allons reprendre et travailler sous différentes formes. Il ne s’agit pas de produire des objets avec un savoir-faire très technique et précis, mais nous allons néanmoins utiliser nos savoirs et accompagner des productions qui seront avec l’accord des jeunes éventuellement rassemblées, mises en espace et exposées.

Hanna Arendt  (La condition de l’homme moderne, 1958) reprenant Platon différencie la poïesis qui vise la production d’objets et la praxis qui vise la production de sujet au détour et à l’occasion d’une fabrication commune, du sujet et du collectif. Jacques Lacan (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire 11, 1973) définit ainsi  le terme de praxis : « C’est le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique ».

Joseph Rouzel (Le transfert dans la relation éducative, 2002) de son côté écrit : « La poïesis est une tentative permanente de maîtrise, de planification, de programmation, de management, d’instrumentalisation à partir de savoir et de savoir-faire accumulés. La praxis introduit la prise en compte du désordre, de l’imprévu, de l’impondérable, de la surprise. Elle exige un mode de pensée et d’action où l’inconnu est appréhendé dans son surgissement ».

       Dans notre métier d’éducateur spécialisé, la médiation culturelle et artistique n’est donc pas une fin en soi. Le premier objectif n’est pas la réalisation d’un produit fini, ni même l’acquisition de connaissances spécifiques à l’artiste, son œuvre ou son appartenance à un quelconque courant. La culture et l’art en particulier, sont universels, ils traversent les époques et les frontières. Cette médiation est polymorphe, elle peut être aussi bien visuelle, sonore, que tactile. Nous pouvons remonter aux premières fresques rupestres laissées sur les murs des grottes et aller jusqu’aux sculptures ballon en acier de Jeff Kunz, en passant par la littérature et la musique… Ce sont ces spécificités qui nous intéressent. Les médiations culturelles et artistiques possèdent cette richesse, elles sont très accessibles et tellement compliquées à la fois. Elles offrent différents niveaux de lectures. Il est difficile de rêver mieux pour travailler avec un public aussi hétérogène et complexe que le sont les enfants d’un hôpital de jour. Elles sont un outil parmi d’autres qui va nous permettre de créer une sorte de « socle commun », un vécu partagé. Ce moment de vie, et ce qui s’y rattache va nous permettre d’échanger, de se transmettre, de nous apprivoiser, de se confronter, coopérer

Alors nous pourrions dire que le support des médiations culturelles et artistiques participe à construire du récit, une mémoire sensible du groupe où chacun prend une place et qu’il est soutenu par des productions, des traces tangibles auxquelles chacun peut se référer et revenir.

      Dans le groupe des grands dont nous sommes les éducateurs référents, nous proposons donc aux jeunes adolescents de travailler ensemble à partir de sorties dans différents lieux (musées, galeries, installations en plein air, cinémas...). La plupart des sorties que nous effectuons sont au centre d’un travail qui se décompose principalement en trois étapes. La préparation, la sortie en elle-même, la reprise. Depuis trois ans nous utilisons notre blog En écrits et en images pour garder trace et témoigner de ces visites et des réalisations qui les prolongent, et pour ouvrir un espace d’échanges avec les familles et l’équipe.

Explorations, rencontres, rêveries

      Il s’agit d’utiliser ce que nous offre le monde et d’y frayer un accès, penser que ce que d’autres ont créé va toucher, inspirer. Et y être nous-mêmes dans ce désir pour l’autre. Pour inviter à s’inscrire dans ces médiations, nous, professionnels nous y engageons, nous sommes porteurs, passeurs. Nous animons ces ateliers, ces groupes, animer (« anima ») étant entendu au sens d’inspirer, d’insuffler, de vivifier. Bien souvent nous y puisons pour nous-mêmes de quoi rester créatifs, « vivants » et en recherche, aussi dans le plaisir d’y être. On pourrait dire alors que ces médiations soutiennent ce que Bion appelle notre « capacité de rêverie », notre « fonction-alpha » (Aux sources de l’expérience, 1962). Elles participent à soutenir pour les jeunes adolescents de la transformation du monde interne vers hors de soi, vers l’autre en suscitant et matérialisant l’activité de symbolisation, de représentation.

    Sortir c’est se préparer à aller explorer et découvrir ensemble quelque chose qui va nous toucher, nous faire réagir, nous inspirer. Nous optons plutôt pour des sorties « libres », où nous évoluons au rythme des jeunes et pas nécessairement selon un parcours prévu et codé d’avance. Ce qu’on peut dire d’une œuvre vient souvent après le premier temps de surprise, de réaction spontanée, et parfois nous restons longtemps devant un tableau, autour d’une sculpture et donc nous en délaisserons d’autres. L’espace de rencontre qui se crée est pris dans le transfert, et puisque naturellement nous y cherchons quelque chose pour nous-mêmes, nous pouvons penser transmettre aux jeunes adolescents qu’il y a quelque chose à chercher et à trouver. Ce que chacun va trouver nous échappe, même si chacun, là où il en est, manifeste, réagit et pourra peut-être ensuite, de retour à l’EPI en dire et en faire quelque chose.

      Par exemple, nous avons une intention en proposant une sortie au Musée d’Orsay sur le thème du portrait et de la famille ou bien en feuilletant Des larmes au rire, les émotions et les sentiments dans l’art (Claire d’Harcourt 2006). Dans notre idée nous visons un travail sensible sur ce qui est exprimé sur les tableaux, les portraits, sur ce qu’on ressent en les regardant, sur les impressions et les émotions qui se dégagent, sur les liens entre les personnages. Dans l’idée de l’espace de créativité, de l’espace de jeu, l’œuvre est là, notre « conversation » passe par elle, nous pouvons nous rencontrer saisis par sa beauté, ou réservés, ou même dans le rejet d’une expression trop forte, dérangeante, que les jeunes auront peine à identifier, à nuancer : colère, terreur, tristesse, angoisse ou encore joie, moquerie, malice ? Ce couple enlacé dans la danse, cet homme qui enserre cette femme est-il aimant, est-il pris dans la violence ? Ce visage sculpté de femme aux yeux fermés au Musée Bourdelle : est-ce qu’elle dort, est-ce qu’elle est songeuse, est-ce qu’elle se souvient de choses tristes ou heureuses ? Et le Penseur au Musée Rodin, à quoi pense-t-il ? On ne sait pas, mais à chaque visite, les jeunes ne manquent pas de sortir leur carnet de croquis et d’essayer de saisir et fixer quelque chose, ils cherchent. Cet autre couple qui s’embrasse, la nudité des corps sculptés, l’audace de ce qui est donné à voir questionne, fait réagir et est reçu parce que le regard de l’artiste transforme, transcende, interprète... D’autre part, nous sommes accueillis dans un lieu public, un musée, et cela soutient à se tenir de façon adaptée, nous faisons partie d’un groupe plus grand qui est venu ce jour-là déambuler dans une forme de respect. Nous parlons à voix basse, nous formons des petits groupes au gré de la circulation des jeunes et de ce qu’ils découvrent. Il arrive que certains dessinent dans ces lieux leurs premières ébauches de corps humain : cette sculpture, c’est une représentation qui me ressemble, c’est un autre mais je peux l’approcher, tourner autour, le regarder de près, l’apprivoiser.

      Ce type de médiations va nous chercher de façon très subjective. Notre façon de travailler à l’EPI c’est d’utiliser justement nos sensibilités singulières pour mettre au service des enfants et des adolescents nos représentations différentes, nos désaccords parfois et de les inviter à prendre leur place dans les échanges. Pour eux qui sont souvent pris dans des positionnements rigides, réagir à propos de quelque chose qui se situe entre, dans cet espace tiers permet de se risquer sans se sentir trop personnellement interpellé.

Ce qui inspire, ce qui se joue, ce qui échappe

      Au fil des sorties nous pouvons observer des techniques, des façons de peindre différentes selon les époques et selon les artistes, et mettre en lien avec d’autres sorties. Le degré d’informations varie selon la capacité du groupe et de chacun dans le groupe à les comprendre et les intégrer. Nous préparons avant, nous utilisons les informations sur place, nous retravaillons ensuite à l’aide du catalogue de l’exposition, de livres empruntés à la bibliothèque, de recherches sur Internet… Nous percevons ce qui passe et ce qui ne retient pas leur attention, nous tirons un fil qui se présente et si le fil se casse nous en cherchons un autre.

      Au Louvre dernièrement, dans les cours Marly et Puget, nous allions chercher des sources d’inspiration pour un travail autour d’un conte : sculptures, silhouettes, costumes...

À déambuler dans d’immenses salles baignées d’une lumière douce, au milieu de sculptures de marbre et de bronze, des émotions surgissent et se dégagent. Les yeux s’écarquillent, les langues se délient, certains froncent des sourcils, d’autres détournent le regard…. Seul ou en petits groupes, ils s’arrêtent pour une photo ou un croquis, s’asseyant ou s’allongeant les yeux grands ouverts, dans une qualité de présence et d’attention qui nous touchent profondément. De ce moment vont naître des émotions, des éprouvés contrastés. Ils ne seront présents que parce que ce moment a été créé et porté par notre propre désir. Ce qui va se passer durant cette rencontre relève de la co-construction. Cet espace devient un théâtre où nous rendons possible les échappées. Ce qui va se passer émane de la rencontre de nos ressentis et de ce que nous sommes les uns et les autres. C’est ce que nous ferons ensuite de ce moment partagé qui permettra de transformer les impressions en mots, les émotions en désirs.

      Le projet autour du conte n’a pas « pris », inscrit dans notre imaginaire à nous mais peut-être trop décalé du leur. C’est autre chose qui a fonctionné et c’est tout le sens de notre travail : un prétexte pour déclencher quelque chose dans l’imaginaire, et ce que ça déclenche pour chacun et dans la dynamique du groupe nous échappe parfois totalement. Nous faisons feu de tout bois.

Reprise de la sortie au Louvre

Points de départ, cheminements et traces  

       Les jeunes sont quelquefois à l’initiative de sorties qui vont nous faire travailler sur plusieurs semaines. Lors d’une réunion de groupe quotidienne, l’un deux nous raconte qu’il est allé en famille à Giverny pour visiter le jardin de Claude Monet, il aimerait y emmener le groupe. Le projet semble compliqué à réaliser sur le temps que nous consacrons aux sorties le mercredi matin, mais pourquoi pas saisir l’idée d’explorer ce que Monet cherchait à exprimer dans ses tableaux ? Nous recherchons des livres à la bibliothèque sur les impressionnistes, nous visionnons un film consacré aux dernières années de Monet et à la réalisation des Nymphéas (les jeunes sont surpris et touchés par les images en noir et blanc de ce vieux monsieur qui peint alors qu’il est presque aveugle). Nous nous rendons à l’Orangerie pour voir les Nymphéas. C’est une heure partagée paisible où les adolescents sont attentifs, même si certains (malgré la vision du film) sont surpris par la taille des toiles et le motif qui se répète dans sa permanence et ses nuances. Dans un second temps, nous cherchons ensemble où trouver dans Paris ces impressions de lumière, de nature, de reflet sur l’eau : à défaut de vraie nature, nous irons au jardin de Bercy par un mercredi matin au ciel contrasté et lumineux. De retour à l’EPI, nous travaillons à une grande peinture d’eau, de nénuphars et de reflets, aux photos prises sur place et à un texte qu’ils appellent « Poème » traduisant au plus près leurs impressions à eux.

       Un autre projet nous emmène plus loin qu’on ne pouvait l’imaginer au départ. Nous passions souvent lors de nos promenades au Jardin du Luxembourg pas loin de la fontaine Médicis et nous pensons que cette sculpture d’Auguste Ottin (1865) représentant le Cyclope Polyphème surprenant Acis et Galatée pourrait inspirer le groupe. La stagiaire éducatrice lit le mythe d’Ovide dans Les Métamorphoses puis nous nous rendons le lendemain à la fontaine qu’ils doivent chercher dans cette partie du jardin. Souvent nous faisons ainsi, ils ont à chercher ce qui serait à trouver, comme dans un jeu de piste. Puis assis par petits groupes ou seuls, ils dessinent sur leurs carnets. Comme à chaque fois, chacun s’empare comme il le peut et comme il le souhaite de ce qui est proposé : certains sont très concentrés, d’autres déambulent et font des photos ou demandent à être photographiés près de l’œuvre, d’autres encore ont besoin de profiter de l’espace et font plusieurs fois le tour de la Fontaine, d’autres encore restent presque immobiles, contemplatifs. Ces moments autour d’une œuvre, qui est plus liée à un récit écouté par tous sont souvent des temps privilégiés, précieux parce que le groupe que nous formons à nos places différentes est relié dans une attention commune, nous sommes ensemble touchés par la beauté, le mystère qui se dégage de l’œuvre, portés par l’imaginaire de ce qui est montré et évoqué là devant nous. De retour à l’EPI, la semaine suivante, nous travaillons à partir des photos, ils reprennent leurs croquis. Lorsque nous leur proposons ensuite de réécrire l’histoire comme ils s’en souviennent eux, l’un d’eux propose une fin qui prolonge et enrichit encore le mythe : Galatée boit l’eau où vient de couler le sang d’Acis et de cet amour naîtra un enfant...

Sortir en groupe, capacité d’être seul

      L’étayage groupal est essentiel, dans ces temps d’activité spécifique comme dans tous les autres temps à l’hôpital de jour. Dans certains ateliers, comme l’atelier d’écriture par exemple dédié principalement aux grands, un jeune doit suffisamment être à l’aise avec le maniement de la langue pour y participer. C’est difficile de trouver les mots, déjà même de se représenter des situations, d’identifier des émotions, des sentiments, de se projeter dans un récit qui se construit au fil des séances. Mais nous parions qu’un jeune plus en difficulté mais intéressé va pouvoir en profiter, il peut rester en périphérie ou silencieux puis se risquer à exposer un mot, une idée. « Quand je suis en panne, le groupe m’aide » disait une jeune fille inscrite à l’atelier.

      Groupe ouvert, groupe fermé, plusieurs modalités de participation ou d’inscription existent à l’EPI. Pour revenir au groupe des grands dont nous parlons ici, ils participent tous de fait à ce travail sur l’extérieur et avec le recul de nombreuses années d’expérience, nous pouvons dire que tous en profitent et en font quelque chose pour eux-mêmes. C’est le simple fait de prendre le métro ou le bus pour se rendre quelque part, se risquer dehors, anticiper, découvrir, explorer en étant en lien avec nous parfois de façon très proche. Nous pensons à part cette jeune fille accrochée à notre bras et qui ferme les yeux au Musée d’Arts Premiers devant certains masques ou totems. Étonnamment les jeunes adolescents dans leur ensemble se tiennent plutôt de façon adaptée dans les transports et les lieux publics, au prix néanmoins d’une attention de tous les instants. C’est l’attention portée à rester en groupe sans les stigmatiser, c’est-à-dire leur préserver une part d’autonomie dans les déplacements, leur permettre de se rassembler par affinités, veiller à ce que les tensions ne prennent pas toute la place, avoir chacun en tête et les laisser explorer hors de notre regard sans risquer que l’un se  perde... Nous travaillons à l’extérieur aussi à la capacité d’être seul en présence (Winnicot). C’est l’une des raisons en plus de celles qui ont déjà été exposées qui fait que nous choisissons des visites « libres » sans conférencier, même si cela peut également se faire.

De la médiation à la construction de soi

      On perçoit bien que la transformation de l’expérience vécue, par ce travail d’échanges, de partages des uns avec les autres, n’est autre qu’un travail permettant l’élaboration. Les éducateurs sont toujours réactifs, et associent de façon presque permanente durant ce travail de retour sur expérience. Nous étayons la pensée et la parole des enfants, tout en associant, guidant, et prêtant notre  appareil à penser les pensées, pour reprendre les mots de W.Bion.

Les adolescents travaillent à identifier et à faire avec les différentes émotions. Ils travaillent aussi à leur comportement, leur façon de réagir, mais également ceux des autres, auxquels ils peuvent s’identifier mais aussi se heurter. Quelque chose est invité à se transformer de leur vie interne qui devient pour certains moins chaotique, ou qu’ils  peuvent lier avec plus de  sens. Ils apprennent à composer avec la réalité externe, avec le monde, avec les autres, c’est la socialisation. La visée de tout ce travail parfois ténu et toujours complexe est l’autonomisation de la pensée, la subjectivation, « être » par soi-même en liens avec les autres. Ce travail associé à tout ce que l’équipe pluridisciplinaire d’un hôpital de Jour peut apporter va permettre à la plupart d’investir le champ de la pensée, de développer une appétence qui leur donnera la possibilité d’avancer dans leur projet, parfois de découvrir ou redécouvrir l’école, et bien plus encore. On part vraiment de médiations pour aller vers une construction de soi. Chacun va tirer de ce travail ce dont il a besoin en fonction d’où il en est.

Notre blog depuis 3 ans « en Ecrits et en Images »

       Le troisième temps, celui de la « reprise » est essentiel, si nous souhaitons transformer ce qui s’est passé durant la sortie et si nous désirons continuer à le faire exister. En retravaillant, nous réinscrivons dans le temps, nous nous remémorons, chacun participe avec ses moyens et ce qu’il a éprouvé. C’est un exercice compliqué, il demande de la concentration et nécessite un certain engagement, car les enfants parlent d’eux à ce moment, et ils s’exposent aux autres. Chaque souvenir est concentré sur un moment ou une œuvre particulière, donc tous n’ont pas le même récit de la sortie, ni la même lecture de l’œuvre. Notre travail prend tout son sens à ce moment de la rencontre entre les différentes sensibilités. Notre rôle est de les amener à identifier ces émotions, et ensuite à les soutenir, les respecter, cultiver le désir de les retrouver et d’en découvrir d’autres. Laisser une trace de ce travail est important pour les enfants, mais aussi pour nous qui les accompagnons. Les avancées, les « moments de grâce » sont parfois si furtifs ou fugaces qu’il est pour nous nécessaire de les inscrire pour s’en souvenir et parfois se dire qu’ils ont existé, et ne serait-ce que pour mesurer l’importance du travail accompli. Tous les moyens sont utilisés pour conserver et disposer d’une mémoire de l’instant vécu. Écrits, dessins, photos sont nos principaux outils. Nous incluons les nouvelles technologies, avec des recherches sur tablette tactile et la création d’un blog à destination des enfants, parents, et professionnels de l’hôpital.

      Avec le blog, nous retraçons sous la forme d’articles le déroulement d’une sortie ou d’un travail spécifique autour d’une médiation. Les années précédentes, nous avions déjà cette préoccupation de l’existence d’une mémoire à laquelle les enfants, parents et professionnels pouvaient se référer, pour reparler, se souvenir, revivre les différents moments et le travail effectué. Cette trace a pris différentes formes au fil du temps, en général, diverses variations autour d’un journal au format papier, remis plus ou moins régulièrement. Depuis trois années, nous sommes passés à l’ère du numérique, et cela pour plusieurs raisons. Les enfants et les adolescents sont à l’hôpital de Jour, ils n’en sont pas moins des enfants d’aujourd’hui. Ils aiment la médiation numérique, et doivent y avoir accès pour évoluer dans notre société… mais pas  uniquement à travers la playstation ! L’outil informatique est rapide, il permet d’intégrer des supports plus riches, comme la vidéo, le montage photo, des liens interactifs (lien renvoyant directement sur les sites des lieux visités), il offre la possibilité d’être modifié, une diffusion plus facile, notamment pour les différents membres de la famille (il suffit en effet d’avoir un ordinateur, ou un téléphone, une tablette pour accéder au blog, et de connaître son mot de passe). Pour des questions de confidentialité et de respect de la vie privée, ce blog est évidemment entièrement sécurisé et n’est accessible qu’aux seuls membres autorisés.

      Nous fonctionnons un peu comme une petite rédaction journalistique. Les enfants sont impliqués dans la diffusion de ce qui est produit : écrits, dessins, débats (liés à des thématiques qui animent la vie du groupe dans le groupe des grands comme : l’amitié, l’amour, les frères et sœurs, la jalousie, la violence…). Ils ont le choix quant à cette diffusion. Certains sujets qu’ils jugent trop engageants ne paraissent pas, ils ont existé le temps d’une discussion mais n’apparaissent nulle part. En fonction de leurs possibilités et de leur motivation, chacun peut avoir un rôle dans l’actualisation du blog. Aujourd’hui, deux jeunes adolescents ont appris à se servir d’outils tels que Photoshop, Picassa, et de l’outil de conception du blog. Ce sont eux qui montent les photos, scannent les dessins, tapent quelques textes, et mettent en ligne les articles. D’autres fournissent des idées, ou des dessins de façon très régulière…

Faire des liens, toujours faire des liens...

           L’intérêt de cet outil, hormis l’attrait pour les adolescents de l’outil informatique, ce sont les possibilités interactionnelles qu’il permet si les personnes concernées le souhaitent. En effet, le blog est mis à jour tout au long de l’année. Cela permet aux parents des enfants accueillis d’avoir une représentation d’une forme du travail que leur enfant réalise au sein de l’hôpital de jour. Il ne s’agit effectivement que d’une partie montrable, visible du travail, puisque tout n’apparaît pas dans le blog, et qui ne concerne qu’une activité précise parmi d’autres du groupe éducatif). Ils peuvent s’appuyer sur ces traces pour parler avec leur enfant, leur adolescent de ce qu’ils ont vu, fait et vécu. Comme nombre d’adolescents, mais c’est encore plus vrai dans les institutions, les jeunes ne sont pas toujours prolixes quand ils rentrent chez eux… Les parents peuvent également trouver toutes les informations pratiques s’ils souhaitent refaire une sortie avec leur enfant, ou si le jeune lui-même en émet l’envie. Actuellement, un adolescent très peu dans le langage utilise cet outil. Il se rend sur le blog, ouvre les liens actifs et les laisse « traîner » sur l’ordinateur de ses parents, et de ce jeu de cache-cache ressortent des échanges et régulièrement une sortie en famille le week-end.

      Les autres professionnels de l’institution ont également accès à ce blog, cela peut leur permettre d’avoir une porte d’entrée avec les adolescents qu’ils voient moins dans ce cadre quotidien, et favoriser des échanges, même si les échanges n’ont jamais attendu ce blog pour exister. L’une des institutrices spécialisées de l’hôpital de jour nous a demandé si elle pouvait l’utiliser pour travailler notamment sur la lecture, ou travailler en lien avec certaines médiations… C’est tout l’intérêt que les adultes et les enfants s’approprient l’outil. Une jeune fille s’en sert parfois avec sa thérapeute, elle a pu nommer des émotions à partir d’un travail sur la peinture, en évoquant ses choix de couleur pour exprimer la tristesse notamment.

 Tours et détours : autour du Street Art

      Un des deux éducateurs spécialisés ayant des affinités avec l’Art de rue depuis de nombreuses années a proposé une sortie en s’appuyant sur cette médiation. Nous sommes partis dans un premier temps de la découverte in situ. Nous nous sommes rendus à la Butte-aux-Cailles, dans ce quartier parisien connu pour son foisonnement de peintures, collages et autres médias laissés, parfois même cachés, par ces artistes peu ordinaires sévissant hors des galeries ou musées.

C’est ainsi que lors de nos déambulations nous avons pu d’abord apercevoir, puis chercher et enfin collectionner des images d’une multitude d’œuvres laissées là à même les murs, portes, trottoirs et toits, à la vue et portée de tous. La balade en elle-même a été l’occasion de découvrir un quartier, de repérer comment s’y rendre. Mais elle a été bien plus qu’une simple promenade, elle s’est transformée en jeu de piste, ou chacun se prenant au jeu, cherchait dans le moindre recoin de rue la trace d’une figure, d’une mosaïque, ou d’un Caravage encré au pochoir. Cela a provoqué des questionnements éthiques sur la légalité et l’illégalité, le rapport à la loi, nous avons même interpellé des commerçants pour avoir leur avis et impression.

Lors du retour sur cette sortie, nous avons reparlé de la question légale, de l’envie ou non de voir ces traces sur des murs de commerçants, d’habitants… Nous avons également discuté des différences entre la rue, la galerie d’art, le musée. Nous avons abordé les différentes formes utilisées par les artistes, pour nous rendre compte qu’elles étaient plus nombreuses que l’on ne pouvait l’imaginer, les collages papiers, la mosaïque, la peinture, le pochoir, le crayon, la craie… Nous avons échangé sur nos impressions, nos émotions et nos préférences en fonction du support et du média utilisé.

Ce travail nous a soutenu à nous intéresser aux techniques utilisées et à faire des recherches sur Internet, mais en nous rendant également à la bibliothèque pour trouver des ouvrages. Nous avons ensuite créé nos propres œuvres en tentant de mettre en application les techniques découvertes, ce qui a donné lieu à une exposition dans l’enceinte de l’hôpital de jour. Pour aller jusqu’au bout de nos observations et réflexions, nous avons monté « en secret » une deuxième exposition, plus clandestine, en dissimulant des mosaïques à travers tout l’établissement, pour recréer ce jeu de piste et ressentir cette notion d’illégalité… encadrée.

Plus tard, nous nous sommes rendus à une exposition sur ce thème, mais en galerie cette fois (Galerie W Eric Landau rue Lepic). Nous y avons découvert le travail de grands noms du Street Art, cotés sur le marché de l’art. Nous avons montré aux enfants un autre visage de la galerie d’art, ce qui a permis pour certains de les emmener plus facilement voir des choses plus classiques par la suite.

Nous avons acheté des livres pour enrichir la bibliothèque du groupe éducatif, et pour garder une trace de cette période de travail, qui s’est étalée sur plusieurs mois. Les parents ont pu voir l’exposition au sein de l’hôpital, elle a suscité beaucoup de discussions et d’envies. Chaque enfant a pu repartir chez lui avec son portrait « pochoirisé ».

Quelques années plus tard, certains jeunes n’ayant pas fait cette sortie (ils étaient alors dans le groupe des plus jeunes) nous en parlaient quand même. Ils gardaient la trace institutionnelle de cette démarche, cela déclenchait quelque chose. Nous avons depuis refait une variation sur cette sortie.

Pour conclure : « Que la force soit avec toi ! »

      Pour terminer, une évocation du long travail durant l’hiver 2014/2015 entrepris à partir de Starwars. Nous avons utilisé l’intérêt récurrent des adolescents pour la saga, son intrigue, son univers, ses personnages. Intérêt préexistant pour nous également, c’est quelque chose qui avait pu contribuer à nourrir notre imaginaire, ce qui à nouveau a son importance. Nous avons visionné sur plusieurs semaines les six épisodes. Au-delà du plaisir évident partagé, notre idée était d’exploiter la dimension mythique du récit, les liens générationnels et de transmission, les liens amicaux et amoureux, les thèmes de la différence, de la violence et de la tolérance… et bien sûr toute l’ambivalence qui nous caractérise, portée par les questions autour du « côté obscur de la force » chez Anakin. Le projet a littéralement transporté le groupe. Entre chaque séance, nous réécrivions le récit en faisant appel à leurs mémoires, leurs mots, leurs interprétations et chaque semaine, les jeunes ont dessiné, réalisé des personnages, vaisseaux, planètes en volume… Cela a abouti à une exposition dans l’hôpital de jour et des articles sur le blog. Nous avons pu nous rendre à la nouvelle exposition « Starwars » à la Cité du cinéma qui ouvrait tout juste ses portes. Fin 2015,  L’exposition « Mythes fondateurs, d’Hercule à Dark Vador » nous a permis de faire des liens riches et de relancer de l’imaginaire et de la pensée, notamment à l’évocation du mythe d’Icare. Enfin le travail se clôt en ce début d’année 2016 sur le visionnage très attendu en salle cette fois de l’épisode 7, et sur de nouveaux récits, dessins, réalisations plastiques dont nous garderons traces sur le blog.

Le projet clairement situé dans l’institution du côté des plus grands a sans doute permis un repérage identificatoire pour les nouveaux dans le groupe, dans l’après-coup nous pourrions presque parler de transmission initiatique entre les aînés qui « savent » et les plus jeunes qui découvrent et bénéficient de leur lecture avisée.

      Comme tout ce que nous pensons et mettons en œuvre au fil des jours dans le groupe des grands, le support des médiations culturelles et artistiques nous permet de situer le travail du côté de la transmission mais aussi et surtout dans l’ici et maintenant d’un espace de jeu, de rencontre et de transformation.