Psychologue clinicienne, référente institutionnelle à l’hôpital de jour Cerep Monsouris jusqu’à septembre 2014
Psychothérapeute et thérapeute familiale au CMPP de l’OSE
Formatrice à l’Université Paris V Descartes en danse thérapie
J’ai été embauchée à l’hôpital de jour Montsouris en octobre 1979 par le Docteur Raymond Cahn, « petite dernière » à cette époque, dans une équipe qui avait fondé l’hôpital de jour quelques années auparavant, et dont les qualités de bienveillance et d’inventivité face aux adolescents ne pouvaient que me remplir d’admiration et de questions nouvelles. Avec ce lieu, pour moi, ce fut un coup de foudre, je pensais travailler là quelques années, cela dura 35 ans…
Une vie, une passion, une « histoire de famille » tant les liens entre collègues étaient forts, chaleureux, conflictuels aussi parfois… Encore aujourd’hui, ces liens perdurent, tenaces, vivants, lorsque de temps en temps, nous nous retrouvons..
Nous avons partagé ensemble cette expérience incroyable de travailler avec des adolescents. Un plein d’aventures, de rencontres différentes, de batailles, d’illusions partagées, de désillusions aussi, et de belles réussites.
Plus qu’un travail, c’était de la vie au quotidien, avec ces jeunes qui ne l’aimaient plus, pour qu’ils puissent retrouver du sens à cette vie, l’envie de grandir, d’apprendre, qu’ils aient moins peur des autres… et d’eux-mêmes... Un métier qui implique jusqu’au cou chaque jour, et qui ne peut se faire que si l’on se donne le temps de penser et réfléchir ensemble sur ce qui se passe avec les adolescents, les familles et entre nous, pour essayer d’en comprendre les enjeux, les tenants et aboutissants autant que faire se peut……
Au cours de cette histoire, une année après mon arrivée, préoccupée par le corps de ces adolescents, j’ai monté un groupe « danse », souvent nommé au début « expression corporelle » avec l’accord du Docteur Cahn.
Je pratiquais la danse en tant qu’amatrice passionnée : j’avais fait l’expérience de mener un groupe auprès d’enfants du Centre Psychothérapique du Coteau quelques années auparavant.
Un groupe que je faisais seule, après la classe. Ces enfants bougeaient énormément, mais là, c’était un moment d’intimité calme. J’avais appris auprès d’Herns Duplan (danseur haïtien) à instaurer un rituel : un bonbon « Tic Tac » au début et à la fin de la séance, glissé dans la bouche pendant un temps de relaxation, nous emmenait sur une autre planète, un espace un peu magique, dont on revenait, au deuxième « Tic Tac » en fin de séance. Cela nous ouvrait un temps de qualité différente, où l'on explorait d’autres qualités de mouvements moins agités que ceux dont ils avaient l’habitude.
A l’hôpital de jour, j’ai commencé l’atelier avec une infirmière chevronnée et très dynamique, Trinité Reyné. Son expérience en psychiatrie, sa chaleur, mais son autorité aussi, m’ont beaucoup appris à « tenir le cadre ».
Nous étions plusieurs à cette époque de Montsouris à aller danser au Centre Américain avec Herns Duplan d’abord, puis avec France Schoot Billman (expression primitive).
A l’atelier, dans les débuts, nous avions un électrophone et des 33 tours... !
Nous débarrassions le réfectoire chaque semaine, et ensuite, nous remettions tout en place (ceci a perduré toutes ces années, sauf les moments où, les dernières années nous avons eu la chance formidable d’être invités au Théâtre de la Cité Universitaire !) Cette salle, froide et inaccueillante se transformait chaque semaine de façon étonnante en espace coloré, poétique grâce aux tapis, tissus, musique et à l’atmosphère chaleureuse, conviviale qui pouvait se « co-créer… »
Ce fut toujours pour moi un moment exceptionnel dans la semaine. Un moment privilégié, d’intimité partagée, d’accordage émotionnel, de jeu, de rencontres différentes, en marge des mots… Un moment calme d’abord, et parfois festif ensuite, un moment de rires partagés, des passages plus difficiles aussi... Une grande écoute, une grande attention pour ces adolescents…que petit à petit ils intègrent aussi… ils apprennent aussi à être à l’écoute, d’eux- mêmes.., des autres. Ils se découvrent, et se découvrent des capacités dont ils ne connaissaient pas l’existence. Ils apprennent à se concentrer, à se « centrer », à respirer, à aller dans l’espace, vers les autres… Ils apprennent à « jouer ».
L’un d’eux, si sérieux, triste, et rigide, me dit un jour, après une année passée à l’atelier « J’ai 18 ans aujourd’hui, et je me sens plus jeune que l’année dernière » . Il devenait plus vivant…
Tout cela a des conséquences sur leur envie et capacité à retourner vers la scolarité bien sûr…
Les premières années de l’atelier furent soutenues par « l’expression primitive » et la danse africaine, puis, progressivement, au fil du travail que je faisais par ailleurs en danse contemporaine, il n’a cessé de se transformer. En fonction de mes pratiques, du groupe lui-même, des collègues et stagiaires qui m’accompagnaient.
J’ai beaucoup travaillé avec des élèves de Jérome Andrews (lui-même élève de Mary Wigman), Delphine Rybinski, Solange Mignoton, Jean Francois Lefort.
Les tissus y sont utilisés comme prolongements du corps, permettent de voler, tourner, se cacher, une infinité de mouvements.
Mon travail dans l’atelier s’est rapproché de la sensorialité. Le sens de la peau, le contact du tissu, l’axe interne du squelette qui marque la verticalité.
J’ai appris l’impact de l’anatomie du mouvement avec Odile Rouquet, puis l’analyse du mouvement avec Marie-Christine Georgiu (les techniques bartenieff), j’ai pratiqué le feldenkrais, le Qi Kong…etc.
J’ai travaillé pour moi, j’ai travaillé avec les adolescents.
Nous avons toujours été deux soignants au moins avec le groupe qui pouvait compter jusqu'à 8 adolescents. Notre bonne entente était aussi primordiale pour l’atelier.
Nous avons reçu des stagiaires en formation, tous les ans, qui partageaient ces moments avec nous et qui nous apportaient beaucoup, par leur manière d’être, de danser, leurs relations particulières avec les jeunes, leurs compétences propres.
Quand les adolescents s’en sentaient, nous faisions aussi des « présentations », créations chorégraphiques, à l’équipe, aux parents… Cela demandait un gros travail à tous, mais nous construisions cela ensemble, dans le fil de ce que nous avions l’habitude de faire dans le groupe. Le jeu, l’improvisation travaillée, notre plaisir à être ensemble était toujours présents. Il y avait du trac, des angoisses parfois, du plaisir, les adolescents peuvent en témoigner… Cela s’est toujours avéré extrêmement positif pour eux. Il y avait comme une sorte de « révélation » de toutes leurs capacités, les meilleures dans ces moments-là, contenues dans le regard toujours très ému, stupéfait, émerveillé, ravi de nos spectateurs. Combien de fois ai-je entendu à propos de tel ou tel : « Je ne l’avais jamais vu aussi détendu, vivant, à l’aise, bien… bref …autre… ».
Nous travaillions déjà en partenariat avec le TCI, lors de la résidence de Paco Décina à la Cité Universitaire, depuis 2008 environ. J’avais eu quelques craintes à ce sujet au début, cela nous sortait de notre « cocon Cerep ». Très vite mes craintes s’avérèrent injustifiées, le danseur qui nous accueillait Vincent Délétang était d’une grande sensibilité, les adolescents ont tout de suite « accroché », c’était très gratifiant pour eux d’aller au théâtre, de travailler sur un vrai plateau, et rassurant car notre groupe restait intact, nous étions là (soignants et stagiaires), avec eux, et participions au même titre qu’eux aux ateliers. Dans le regard des personnes qui nous accueillaient, les jeunes devenaient des graines d’artiste. Il y avait l’espace de ces plateaux de théâtre, l’ouverture culturelle, un professionnel pour eux, on était en dehors de l’Hôpital de jour, quelle respiration !
Notons également que le corps du danseur est important, sans le savoir, il s’offre en miroir à nos adolescents en mal de grandir. Il n’est ni un copain, ni un parent, ni un soignant, ni un prof. Un artiste qui partage un peu de son temps avec nous, de son savoir-faire, et de son savoir-être. Un corps d’adulte qui a gardé sa mobilité, sa liberté comme une part d’enfance qui a su rester vivante.
En 2010, la proposition du TCI de la « danse écriture » nous a mis en collaboration, Anne-Marie Paul (enseignante en français à l’hôpital de jour Montsouris, et par ailleurs psychologue) et moi-même. Ce fut le début d’une belle rencontre et d’une nouvelle aventure. Ni l’une ni l’autre n’avions associé encore ces deux médiations.
Nous avons découvert avec les adolescents comment les mots pouvaient venir s’inscrire sur le papier, « autrement » après une séance de danse.
Nous avons été sidérés (nous soignants, mais aussi les artistes Fanny de Chaillé et Vincent Deletang) de la richesse de ce moment, de tout ce que les ados pouvaient exprimer.
Sans doute, « une envie de contact avec le monde » écrit par une jeune fille à la fin d’une séance, et qui servit de titre à une de nos « présentations-spectacles » fut pour moi une des choses les plus fortes.
Ces moments autour de l’écriture suscitaient de nombreux échanges de très grande qualité, évocation de l’intime, sous diverses formes : hésitation, timidité, humour, rire, poétique, imaginaire, plein d’histoires qui se croisaient et que nous partagions… Evocation du ridicule : le sommes-nous avec toutes ces idées farfelues entrecroisées, dansées ou écrites ?
Alternativement, nous travaillions au TCI, et à l’hôpital de Jour, ou nous reprenions nos habitudes, teintées, infiltrées du travail fait au théâtre, et que nous prenions le temps d’intégrer, de discuter dans notre « bulle » cérepienne, notre « matrice intersubjective ».
La danse écriture permet que la trace interne laissée par le mouvement, s’enrichisse d’une trace externe laissée par les mots, les phrases, inscrites sur la feuille de papier, puis repartagées ensuite oralement au cours des nombreux échanges.
Rituellement, Anne-Marie, ramassait toutes les feuilles en fin de séance, les conservait précieusement, puis les tapait en milieu d’année, nous pouvions alors les redécouvrir, les lire ensemble, réinventer du mouvement à partir de l’écrit et, pourquoi pas construire, comme nous l’avons fait plusieurs fois, une « création » du groupe.
Cette histoire a duré 35 ans, et j’avoue ne pas avoir senti le temps passer…
Les adolescents passent, restent plusieurs années, repartent ensuite et sont remplacés par d’autres, aussi jeunes… notre capacité à rebondir, à s’adapter, à s’identifier à ces jeunes est sans arrêt sollicitée. Pendant ce temps, néanmoins, nous mûrissons, apprenons sans cesse, développons notre expérience…
L’atelier danse, puis dansécriture fut pour moi une passion, sans cesse renouvelée.
Différent selon les adolescents présents et ce qu’ils apportaient, les collègues précieux avec qui j’ai eu la chance de travailler, et qui coloraient aussi le groupe de leur personnalité propre, de leur façon d’être, Yves Desplanche, Lilia Ruocco, Elena Gloukovskaia, et Anne-Marie Paul bien sûr, déjà nommée.
Une pensée pour mon collègue et ami Serge Kurts, parti à la retraite quelques années avant moi, avec qui j’ai partagé le groupe d’adolescents en référence pendant 25 ans, des centaines d’entretiens avec les adolescents, leurs familles, des transferts thérapeutiques à la campagne, à la mer, à la montagne, et aussi quantité de spectacles montés ensemble, lui coté musique, moi coté danse, dans un enthousiasme et une créativité commune.
…Tout cela est une histoire de tendresse et de passion.
S’il est une chose que j’ai apprise au cours de toutes ces années d’expériences, auprès de ces jeunes en grande difficulté, c’est qu’il est vraiment très important de pouvoir « prendre le temps », de « jouer », de rêver, (d’autres, célèbres, l’ont dit avant moi !), que cela n’empêche pas de grandir, ni d’être sérieux, ni de se mettre au boulot, bien au contraire…
J’ai vu beaucoup de jeunes, déscolarisés depuis longtemps, passer par l’apprentissage de la guitare, de la sculpture, de la danse, des sorties avec les copains, etc… avant d’être capables de réamorcer la scolarité et des passages d’examens.
Il faut dire que la temporalité est assez pressée de nos jours, cette pression pèse sur les jeunes et leurs parents… et les institutions.
Picasso et Moshe Feldenkrais, aussi, je crois, ont dit la même chose « Il faut du temps pour apprendre à devenir jeune. »…
Je vais essayer de continuer…
Retrouvez-la dès février 2016, dans une formation au Copes, intitulée « Corps et résonances ».