Objectifs initiaux de l'atelier :
⦁ Permettre aux membres du groupe la formulation et partant l'émergence de contenus archaïques, très violents et très angoissants grâce à l'espace offert par les récits mythiques. Ainsi le cadre est double : le groupe et le récit mythique, l'un et l'autre s'étayant réciproquement.
⦁ Permettre de redynamiser la vie psychique des adolescents en proposant un étayage pour leurs processus de pensée.
⦁ Ce dispositif est inspiré des travaux de Serge Boimare1, à cette nuance près que les patients de l'hôpital de jour présentent des troubles et des angoisses bien plus prononcés que ceux des patients qu'il décrit. Les jeunes que nous accueillons n'ont pas pu s'intégrer à l'école en milieu ordinaire : ils en ont été rejetés ou qui s'y sont soustraits, en raison même de leurs souffrances psychiques (et de leurs conséquences sur leurs capacités cognitives). Le but de l'atelier est bien de rendre possible la réitération d'un apprentissage ultérieur et le réinvestissement d'une posture d'élève.
⦁ L'enjeu consiste à utiliser les récits mythiques pour donner un appui à la réflexion du groupe sur des situations dans lesquelles la vie et la mort deviennent un enjeu pour le héros mythique mais aussi pour chaque membre du groupe : la réflexion collective doit permettre de dépasser la terreur de la situation (Que faire pour vivre ? Que faire pour ne pas mourir ?) en tentant de l'élaborer en termes éthiques.
⦁ Le dispositif essentiel du groupe reposait au départ sur la lecture de grands textes mythologiques (l’Iliade, l'Odyssée, L'épopée de Gilgamesh, Les douze travaux d'Hercule) à haute voix par un des animateurs du groupe, entrecoupée de pauses de discussion et de réflexion sur les mythèmes, afin de les rendre sensibles aux membres du groupe. Par « rendre sensible » nous entendons un travail de traduction des éléments narratifs et mythiques afin d'en exhumer un contenu pulsionnel que les adolescents puissent identifier et sur lequel ils puissent mettre des mots : par exemple la colère d'Achille ou d'Hercule sera analysée par le groupe, mise en mot jusqu'à ce qu'elle soit reconnaissable par tous, partagée, et évaluée. Il sera alors possible de s'y référer pour réfléchir sur d'autres situations.
Modification du dispositif de groupe :
Le dispositif adopté était relativement satisfaisant mais il s'est avéré à la longue un peu laborieux, en raison du temps pris à l'explicitation des images mythiques, des textes et de leur traduction : le langage de ces grands textes mythiques était d'un accès difficile pour les membres du groupe. Le succès de l'introduction de certains tableaux et plus encore de certains extraits du film « Troy » nous a invités à réélaborer le dispositif en y intégrant plus largement des images, et notamment des images de cinéma.
Désormais le groupe s'organise autour de la projection d'un film. Et le résultat le plus sensible est de pouvoir augmenter la taille du groupe et d'y intégrer des adolescents qui présentent des difficultés d'attention et de concentration, qui sont plus agités et qui ont des difficultés cognitives plus marquées. Cela est rendu possible par la puissance de l'image telle que l'a décrite Serge Tisseron : « Tout d'abord, chaque image est constituée en un territoire dans lequel nous sommes invités à entrer pour l'explorer, un peu comme s'il avait le pouvoir de nous « contenir ». Ces mêmes pouvoirs sont également à l'origine de la capacité des images d'éveiller des expériences émotionnelles et sensorielles comme si les objets représentés étaient présents en réalité. Toute image est en effet porteuse de l'illusion de « contenir » tout ou partie de ce qu'elle représente. Cette croyance – longtemps traitée par notre culture « d'animiste » ou de « fétichiste » – est pourtant fondatrice du rapport spontané que chaque humain noue avec les images, et constitue un élément essentiel de la satisfaction qu'elles nous procurent. Il ne s'agit bien entendu pas d'une réalité physique : les images ne contiennent jamais « en réalité » – c'est-à-dire « pour de vrai » – une partie de ce qu'elles représentent. Mais ce désir est essentiel à prendre en compte pour comprendre les relations que nous entretenons avec elles. Enfin – et c'est le troisième aspect du pouvoir d'enveloppement des images –, voir, c'est toujours « voir avec ». Autrement dit, à chaque fois que nous regardons une image, nous imaginons qu'elle est vue de la même manière par l'ensemble de ses spectateurs passés, présents et à venir. Cela fait d'elle une sorte de bain qui enveloppe en même temps tous ceux qui peuvent la regarder de telle façon que tous ont l'illusion d'en jouir ensemble."2
Ce qui est dit de l'image semble valoir plus particulièrement pour l'image de cinéma, parce qu'elle donne une enveloppe sensible au spectateur, lui permet de consentir à régresser et de céder sur certains modes de défense archaïques (impliquant le corps dans l'agitation motrice notamment). Un tel pouvoir est désormais mis au service d'une circulation de la parole, ce qui implique la mise à jour de nouvelles règles :
⦁ Il est possible de prendre la parole pendant le film pour dire ce que l'on pense ou ce que l'on ressent.
⦁ Les animateurs du groupe peuvent interrompre le film à des moments stratégiques où le récit où les images méritent d'être l'objet d'une mise en paroles. Cette décision est prise soit en fonction d'une connaissance préalable du film soit en raison d'un ressenti particulier éprouvé par le groupe lors de la projection : les adultes " écoutent " la projection du film et les effets qu'elle peut avoir sur le groupe.
⦁ Lors de ces moments de parole, l'image reste figée sur l'écran, elle continue à envelopper le groupe et soutient les prises de parole et la réflexion. Ce moment où le plaisir du film est suspendu pour que des mots surviennent est très important dans le tempo du groupe. C'est le moment où quelque chose de l'image peut se convertir en termes abstraits grâce à l'adulte, ou au jeune en position adulte, qui montre quelque chose de l'image, son défaut, son excès, son effet, bref une dimension qui va pouvoir être traduite.
En général, il s'agit de proposer une réflexion (et donc un travail) sur les identifications : au début de chaque année, une discussion initiale est engagée sur les objectifs de l'année. En général les jeunes sont obnubilés par le modèle du super-héros. Ils sont en prise avec un « Moi-idéal », ce qui est l'occasion d'une souffrance et d'un conflit intime : le super-héros, c'est l'enfant idéal qu'ils n'arrivent pas à être pour leurs parents et pour eux-mêmes. C'est un sur-humain inhumain qui leur ressemble et ils peuvent se reconnaître dans leurs blessures.
Tout le travail du groupe consiste alors à insister sur les faiblesses et les troubles de ces héros dans la vie et devant la mort, les problèmes éthiques qu'ils rencontrent : ainsi Spiderman (la morale de l'oncle Ben « Avec beaucoup de pouvoir, vient une grande responsabilité. » a été largement commentée) et Hulk. Il a été question aussi du héros et de la mise à mort de la bestialité (de Saint-Georges à King-Kong), des anti-héros et des héros de la vie ordinaire (Charlot, Georges Bayley dans la Vie est belle de Frank Capra et Forrest Gump). Cette année les héros sont des personnages qui se débattent avec le racisme et la ségrégation.
On le voit, il s'agit de s'éloigner des images caricaturales, des images « choc » pour parvenir à montrer des personnages dans des situations où ils s'humanisent, parce qu'ils consentent à leur humanité. Il s'agit de rendre sensibles les membres du groupe à de nouvelles dimensions identificatrices afin qu'ils puissent accueillir dans le groupe leur propre sensibilité, trouver des mots pour leur sensibilité afin de l'intérioriser différemment. Pour cela, des moments de passage à l'écriture (cartes mentales, schémas) viennent ponctuer la suite des projections et des discussions, qui est l'occasion d'un affichage dans la salle où a lieu le groupe.
De fait le travail du groupe s'appuie principalement sur ce que Jacques Rancière nomme « le régime éthique des images » : « il s'agit dans ce régime de savoir en quoi la manière d'être des images concerne l'ethos, la manière d'être des individus et des collectivités. »3
Le point de vue éthique ainsi proposé au groupe lui sert de sens commun et c'est par cette médiation éthique que le groupe travaille à passer d'une imagerie archaïque envahissante et paralysante à une pensée avec des mots, une pensée plus abstraite qui va pouvoir s'échanger autrement : ainsi dans le dernier film projeté, c'est la question de l'injustice et des inégalités raciales qui sert de support à la perception du groupe, même chez une jeune fille très envahie, très parasitée par ses vécus internes et qui peut ainsi communiquer avec les autres, au moins à ce sujet.
Bibliographie
1 « Dans mon travail de psycho-pédagogue avec les adolescents non-lecteurs, j’ai été amené à constater régulièrement que la « fonction imageante », qui permet de fabriquer des images avec les mots, se trouve parasitée chez ces jeunes par des peurs identitaires, parfois très archaïques. Ils mettent alors en place, pour se défendre devant ces craintes, des stratégies anti-pensée qui s’accompagnent d’un discours antilecture : « lire, c’est pour les bouffons, les filles, les faibles» (je parle ici d’adolescents apparemment normaux, pas de cas pathologiques graves). A ce stade de résistance, un travail spécifique doit être fait. « Lire les mythes pour guérir la peur d’apprendre » in Les Cahiers Pédagogiques, Dossier : cette fameuse motivation, N° 429-430, 2005. Voir aussi, bien sûr, Ces enfants empêchés de penser.
2 Penser l'inconscient, Ères, Paris, p. 91 et sq. Paris, 2001
3 Jacques Rancière, Le partage du sensible esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000, p. 28
Stéphanie Gicquiaux, éducatrice spécialisée et Maryan Benmansour, enseignant de philosophie à l'hôpital de jour du Parc Montsouris, 17 mai 2021